Europe et crise financière – Interview de Jacques DELORS (2/3)

Lenglet et Philippe Mabille : Comment appréciez-vous le comportement de la BCE dans les mois récents et pour les mois à venir ?

Jacques Delors : De 2001 à 2005, la politique monétaire de la Banque centrale a été accommodante. Ce n’est qu’à partir de 2006 qu’elle a procédé à un relèvement des taux, conséquence de la hausse des prix des matières premières et du pétrole, et avec cette hantise du second tour d’inflation. Sur la crise elle-même, depuis qu’elle est manifeste, la Banque centrale a rempli son rôle en ce qui concerne l’un des deux défis immédiats de la crise : la crise de liquidité. Même si nous ne sommes pas revenus à un fonctionnement normal du marché interbancaire. Quant à la crise de solvabilité, elle dépendait plutôt de la décision des Etats. Les critiques demandent trop à la Banque centrale. Depuis que l’on a admis, et même encouragé que le financement de l’économie se fasse aussi par le marché, la capacité de contrôle des banques centrales a diminué. Forcément ! On lui demande trop parce qu’il n’y a pas de la contrepartie qui est le pilier économique de l’Union économique et monétaire. C’est une facilité pour les gouvernements –on en a abusé en France- de critiquer la Banque centrale, de penser qu’une baisse des taux d’intérêt suffirait pour changer les choses. Une bonne politique économique, c’est un équilibre entre la politique économique, pas seulement budgétaire, et la politique monétaire. Il ne faut pas oublier que 60% du rapport Delors de 1989 étaient consacrés à la dimension économique et 40% à la dimension monétaire.

 

Q. Les conseils européens récents où l’on a approuvé les plans de relance, n’est-ce pas l’embryon d’une véritable politique économique commune ?

R. Non, on n’en est pas là. Pendant la préparation du traité de Maastricht, j’ai proposé d’ajouter aux cinq critères financiers d’accès à l’UEM deux autres, le chômage des jeunes et le chômage de longue durée. Mais j’ai été battu. Plus grave encore, en 1997, quand il y a eu changement de gouvernement, j’ai remis un papier pour qu’à côté du pacte de stabilité monétaire, figure un pacte de coordination des politiques économiques. Les dirigeants français n’ont absolument pas défendu cette idée et sont revenus contents avec l’idée un « pacte de stabilité « et » de croissance ». Le fameux nominalisme à la française ! Mais les mêmes, deux-trois ans plus tard ont réclamé un gouvernement économique, ce que je n’avais jamais proposé parce que je sais que c’est une formule qui n’est pas acceptable, ni par les Allemands, ni par les Anglais, ni par les autres. Et voilà comment nous sommes passés à côté d’une occasion unique, au moment où on fondait l’Union économique et monétaire. Si j’évoque cela, ce n’est pas simplement pour rappeler mes petites guerres, mais pour vous dire aussi que, si aujourd’hui on a du mal à transformer des réponses nationales en réponses européennes, c’est parce que nous n’avons pas assez l’expérience et la pratique de la coopération. La coopération, ce n’est ni le gouvernement économique, ni le laisser-faire. C’est au milieu, une manière pour les pays de voir comment l’harmonisation de leur politique économique à court et à moyen terme peut dégager une plus-value dans les périodes de croissance et limiter les dégâts dans les périodes de ralentissement. Ce manque d’habitude de la coopération, nous le payons aujourd’hui. Parce que cela ne se fait pas du jour au lendemain qu’un ministre des Finances accepte que d’autres ministres parlent de sa politique interne sur la base d’un rapport de la Commission. Donc nous sommes un peu coupables de la situation où nous nous trouvons et ce ne sont pas les cris d’orfraie qu’on a entendus pendant la campagne électorale qui changent grand-chose… Quand on a accepté l’Acte unique, qui a permis la relance de l’Europe, j’avais affirmé : « La compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit ». Je reste sur cette formule. Actuellement, la solidarité, c’est la cohésion économique et sociale (40 milliards d’euros, contre 5 milliards à mon arrivée), mais la coopération, c’est essentiel, c’est plus que le programme de Lisbonne et c’est moins que l’intégration totale des politiques. C’est ce qu’on n’a pas fait et, aujourd’hui, on le paie. En plus, depuis, la situation psychologique s’est aggravée, puisque, compte tenu du traumatisme qui atteint nos populations avec la mondialisation, il y a une quête d’identité et, aujourd’hui, il y a plus de penchant nationaliste qu’il y a dix ans. On peut l’expliquer, on ne peut pas le justifier.

 

Q. Dans l’actualité récente, on est frappé : la Commission est un petit peu engourdie… Et cette résurgence de l’Europe face à la crise, c’est la résurgence du Conseil…

R. Oui, parce que nous sommes dans une phase où ce qui a permis de réagir, c’est à l’initiative de la Présidence Française, l’Europe des Etats et non pas l’Europe communautaire. Cela est possible dans une période brève, mais je maintiens qu’à moyen et long terme, seule la méthode communautaire permet à l’Europe de vivre et de progresser. Combien de temps mettra-t-on pour s’en rendre compte ? C’est la question. Mais une bonne connaissance de ce qui s’est passé depuis le traité de la Ceca et le traité de Rome montre que si le triangle institutionnel (le Conseil, Parlement, Commission) fonctionne, on a un processus un peu plus fluide, de vigilance sur les intérêts nationaux et européens, de préparation correcte des décisions, de prise de décisions et de suivi de celles-ci, que n’assure pas l’Europe des Etats. Et vous en aurez malheureusement vite l’illustration dans plusieurs domaines. C’est la crainte que j’ai et que je veux exprimer fortement parce que ce n’est pas une question de défendre une institution plutôt qu’une autre. C’est la leçon de cinquante ans d’expérience.

 

Q. Pour autant, la Commission actuelle n’a peut-être pas brillé…

R. Ce n’est pas mon rôle de le dire… Simplement, ayant encore des rapports avec de nombreux gouvernements, je peux vous dire que beaucoup d’entre eux ont tendance à vouloir ignorer la Commission. C’est plus simple de dire que, quand cela ne va pas, c’est la faute à Bruxelles –une sorte de conte pour faire peur aux enfants avant de dormir- et, quand cela va, c’est le mérite du pays. Pour ma part, je m’attachais à ce que la Commission soit à la fois au service des gouvernements et la vigie de l’Europe. Un chef de gouvernement ne peut pas penser tous les jours Europe, c’est le rôle de la Commission. En revanche, puisque nous parlons un peu institutions, le Parlement européen a fait une montée en force. D’ailleurs, les autorités françaises peu enclines à s’intéresser au Parlement européen ont évolué dans le bon sens.

 

Q. Quel jugement portez vous sur la présidence française ?

R. Pour moi qui suis un mécanicien qui regarde cela dans le détail, nos fonctionnaires ont fait un travail remarquable, même dans des domaines dont on ne parle pas dans le bilan de la présidence, des textes qui ont abouti… Il faut le souligner parce qu’on parle beaucoup du président –il a ses mérites-, mais on oublie un peu l’administration et cela leur réchauffera le cœur que quelqu’un leur dise.

 

Q. La dernière idée forte de l’Europe a été l’Acte unique. D’autres étapes pourraient-elles venir quand les vents seront plus calmes ?

R. C’est juste et cela a provoqué une forte dynamique de 1985 à 1993. Mais si on laisse de côté la problématique interne de l’Europe, de l’union dont vous parlez, je pense que les historiens diront que le grand succès de l’Europe, ce furent les élargissements successifs. Imaginez que nous ayons fermé nos portes aux démocraties qui renaissaient en Espagne, au Portugal et en Grèce et aux pays qui sortaient de la nuit du communisme…

 

Q. En même temps, vous avez dit à Bruxelles, il y a une quinzaine d’années, qu’il existe un conflit entre l’élargissement et l’approfondissement…

R. C’est vrai. On a fait l’élargissement, on aurait dû donner plus de place à l’approfondissement. Mais pour ce faire, il fallait accepter une idée qui n’a jamais rencontré beaucoup de défenseurs : celle de la différenciation. Je pourrais reprendre la phrase de M. Genscher : « Les pays qui veulent aller plus loin ne peuvent pas obliger les autres à le faire, mais ces derniers ne peuvent pas empêcher les premiers d’aller plus avant ». Or, deux des précipités chimiques qui ont réussi en Europe l’ont été par la différenciation : Schengen et l’Union économique et monétaire. Depuis, il y a une grande résistance vis-à-vis de la différenciation, notamment des nouveaux pays. Or, on ne pourra redonner du dynamisme à l’Europe que si on permet à un groupe d’aller un peu plus loin sans pour autant supprimer ou violer les règles de notre vie à 27. Il fallait proposer une communauté de l’énergie qui nous aurait permis d’avoir plus de coopération et d’intégration à l’intérieur et, enfin, une attitude commune vis-à-vis de l’extérieur. En tant qu’Européen, je souffre de voir chacun jouer les quémandeurs auprès de Poutine et Medvedev. Mais avancer à 27 dans des domaines audacieux, franchement, ce n’est pas possible, ce n’est pas réaliste.

 

Q. La condition pour que cela marche n’est-elle pas qu’il y ait un vrai couple franco-allemand ?

R. Pendant la période de dynamisme, on a exagéré le rôle du couple franco-allemand, même si je suis bien placé pour voir son importance. Quand j’étais président de la Commission, les autres pays comptaient beaucoup pour moi et permettaient des percées . Mais, c’est vrai, actuellement, il y a un sérieux problème de compréhension entre la France et l’Allemagne et c’est un obstacle pour un progrès de l’Europe.
Q. A quoi l’attribuez-vous ? Le facteur humain ou politique du couple Sarkozy-Merkel joue-t-il plus que la tendance de fond qui se dégage depuis que l’Allemagne est réunifiée ?

R. Du côté allemand, on peut dire que la République de Berlin n’est plus la République de Bonn. Du côté français, on peut dire que notre nostalgie de la grande nation nous fait parler avec beaucoup d’arrogance et même plus à certains moments. L’Allemagne prend conscience de sa place. Ce n’est plus l’Allemagne qui consentait à des sacrifices parce qu’elle voulait se faire pardonner. Il y a beaucoup à faire. Ce n’est pas simplement dû à la confrontation de deux personnalités assez différentes comme Mme Merkel et M. Sarkozy. C’est plus profond. Celui qui mettra la mise le premier aura beaucoup de mérite.

 

Q. Ce gouvernement semble tenté par une relation franco-britannique avec le rapprochement avec Gordon Brown…

R. Je ne commenterai pas cela, c’est vraiment du jour le jour, je ne sais pas si cela va durer. Faire une Europe politique, dans mon esprit, « la fédération des Etats nations n’implique pas la disparition des nations », n’implique pas qu’on transfère toutes les compétences en Europe ; chaque pays doit garder notamment son système social compatible avec les autres. Si on veut aller dans cette voie, il y a plus à attendre de l’Allemagne que de la Grande-Bretagne qui reste quand même sur ses positions, à savoir être dans l’Europe, une Europe grand espace économique, compétitif, mais pas plus. Il faut discuter avec la Grande-Bretagne. D’ailleurs, j’ai beaucoup d’estime pour le plan de Gordon Brown contre la crise. Mais si l’on veut se rapprocher de la Grande-Bretagne et délaisser l’Allemagne, cela signifie qu’on est pour la dilution du processus d’intégration politico-économique de l’Europe.

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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