A l’occasion de sa campagne électorale, nos regards se tournent vers l’Allemagne. Et les fins connaisseurs de notre voisin s’interrogent sur la persistance et la profondeur de son engagement européen. Tout est venu d’un arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Celle-ci a examiné avant l’été un recours qui lui avait été présenté sur la compatibilité du traité de Lisbonne avec la Constitution de la République fédérale d’Allemagne. Son texte est très critique. Et si la Cour donne finalement son accord, elle prévient que tout nouveau transfert de souveraineté à l’Union, dans certains domaines qui constituent le périmètre réservé, exigera une modification de la Constitution, soumise à référendum. Suit la longue liste du périmètre réservé : la sécurité, le droit et la procédure pénale, les recettes et dépenses budgétaires, la famille, la culture, l’éducation, le domaine social et certaines libertés fondamentales… Et de marteler que le juge constitutionnel national demeure l’ultime gardien, et qu’il peut, dans certains cas, s’opposer à la Cour de justice européenne. La supériorité du droit européen – reconnu par les autres états membres – pourrait donc être remise en question. Ce résumé d’un très long texte n’a pas pour ambition de clore la querelle d’interprétation. Il illustre simplement les réticences de nombreux Allemands à poursuivre dans la voie, tracée par les pères fondateurs, de l’intégration politique de l’Europe. Il contredit cette vision, déjà inscrite dans le traité de Rome, reprise dans le traité de Maastricht d’une « union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Plutôt qu’un déclin du sentiment de nos voisins vis-à-vis de l’Union, cet arrêt ne reflète-il pas plutôt l’ambiance générale dans tous les pays européens ? Les péripéties du projet de la Convention européenne, puis du traité de Lisbonne illustrent les difficultés d’avancer, au-delà des déclarations ronflantes de nos chefs. Car, attention de ne pas tomber dans la recherche d’un bouc émissaire : l’Allemagne fédérale, à laquelle on demande beaucoup. Non sans raison. Bref, pour certains, l’Allemagne serait de plus en plus égoïste et donc de moins en moins européenne. Encore faut-il bien choisir ses arguments. Ainsi, je ne partage nullement la thèse selon laquelle l’Allemagne mènerait une politique économique de dumping salarial et de stimulation de ses exportations. Elle reste, cela est vrai, dans le droit-fil de l’Ordnungspolitik donnant la priorité à la stabilité monétaire et l’économie sociale de marché. Ne vient-elle pas d’en rajouter, dans le même esprit, en inscrivant dans sa Constitution la limitation du déficit fédéral à 0,35 % du PIB en 2016 et l’interdiction pour les Länder de recourir à l’endettement ?
Ces dix dernières années, il est vrai que les Allemands ont contenu les salaires et les charges, réformé leur marché du travail, accru leur puissance exportatrice. Mais peut-on, au nom de l’engagement européen, exiger des Allemands qu’ils fassent autant de bêtises que leurs voisins ? C’est à chaque pays de « faire le ménage chez lui ». C’est d’ailleurs un sujet de préoccupation pour l’avenir, car si des divergences devraient s’accroître au sein de l’Union économique et monétaire, celle-ci serait en danger, alors qu’elle est la pierre d’angle de l’intégration européenne. Le chaînon manquant de cette Union demeure, comme je le répète depuis vingt ans, l’absence totale de toute réelle coordination des politiques macro-économiques nationales. Mais sur ce sujet, l’allergie n’est pas qu’allemande, elle est assez générale.
Je vois, en revanche, dans les positions allemandes d’autres signes préoccupants. Je n’en citerai que trois. Tout d’abord, le refus d’accroître les ressources budgétaires de l’Union, alors qu’il n’est question que de politiques ou d’actions communes en matière de recherche, d’infrastructures, d’énergie sans oublier nos devoirs vis-à-vis des pays en voie de développement. C’était déjà la ligne du couple Chirac-Schröder. Même opposition à l’idée d’un emprunt européen pour lutter contre la crise. Opposition de l’Allemagne aussi à la création d’une communauté de l’énergie : elle permettrait pourtant de renforcer notre position sur la base d’un grand marché intérieur, d’assurer nos approvisionnements, et, à cette fin, d’avoir une stratégie unique vis-à-vis des pays producteurs de pétrole et de gaz, en particulier à l’égard de la Russie auprès de qui, jusqu’à présent, chaque pays va « faire sa cour ». D’où le triomphe du « chacun pour soi » et des visions courtes. Enfin, comment ne pas souligner le refus de la chancelière d’envisager des coopérations renforcées, un processus qui permet à certains pays d’aller de l’avant tout en laissant la porte ouverte aux autres. S’il avait fallu attendre l’accord unanime des Etats membres, où en serait-on aujourd’hui de la libre circulation des personnes (Schengen) et de l’euro ? Le malaise européen a, sans doute, bien d’autres causes. Il n’empêche que l’Allemagne, par son poids politique et économique, est bien au coeur du débat.