Il est de ces légendes qui fondent une architecture politique. L’idée qu’en 1983, la gauche au pouvoir a du choisir entre la construction de l’Europe et la poursuite de son programme d’émancipation sociale semble être de celles-là, au point qu’elle constitue une trame narrative prégnante des hommages rendus à Jacques Delors. Cette idée est pourtant entièrement fausse.
Ce mythe travestit tout d’abord ce qu’était le programme économique et social de la gauche en 1981. Loin d’être on ne sait quelle rupture avec l’économie de marché, ses axes étaient conjoncturellement de mener une politique de lutte contre l’inflation tout en conservant un soutien à la demande, structurellement de moderniser l’appareil productif de la France pour l’adapter à la mondialisation en l’arrimant à l’Europe et en nationalisant le secteur du crédit et les industrie en faillite pour les redresser. L’inscription dans le cadre européen et le contrôle des déficits sont assumés par Mauroy et Mitterrand face au PC dès 1979 – 1980.
A son arrivée au pouvoir en 81, la gauche hérite d’une inflation de plus de 13 %, suite à l’échec lamentable du blocage raté des prix et des revenus par le meilleur économiste de France, Raymond Barre, d’un appareil industriel obsolète, de capacités de financement de l’économie inexistantes par un système bancaire exsangue, de réserves de changes en fuite accélérée. Dans ces conditions, la nécessité d’une politique de rigueur et de rétablissement de la compétitivité des entreprises ainsi que du sauvetage du Franc ne faisaient pas réellement débat au sein des nouveaux pouvoirs. Une contrainte et une divergence s’exprimaient cependant. Il était d’abord politiquement et socialement impossible de mettre en place une politique de rigueur sans avoir effectué les réformes de justice sociale pour lesquelles la gauche avait été élue. La divergence tenait ensuite à des conceptions différentes sur la mise en œuvre du redressement. Ceci explique le tempo des trois étapes successives de cette période : mai 81 – juin 82 les mesures sociales ; juin 82 à mi – 83 le blocage des prix et des revenus et les mesures de sortie ; de 83 à 84 le débat sur la politique économique ultérieure au début de la chute de l’inflation.
C’est pourquoi dès l’été 81, les progrès sociaux ont été mis en œuvre avec le relèvement des minimas sociaux et en particulier pour les personnes âgées, les 39h, les 60 ans, la cinquième semaine, les lois Auroux, le développement de la formation professionnelle, etc… Contrairement à l’idée reçue, ce ne sont pas ces mesures dont le coût macro-économique réel était relativement modeste (1 % du PIB, soit la moitié du plan de relance de Jacques Chirac en 86) qui ont conduit à la mise en œuvre de la politique de rigueur. Celle-ci n’était que la conséquence inéluctable de la situation économique laissée par la droite en 1981.
Parallèlement, la nationalisation des banques et des entreprises industrielles, dans une ampleur en fait imposée par l’alliance avec le PC, ne permet pas, contrairement à une idée largement répandue, de mobiliser des capacités de financement concrètement inexistantes au profit de l’appareil productif, mais bien de recapitaliser les institutions financières et d’établir des priorités en termes de stratégie industrielle. Par un pied de nez de l’histoire, cette politique permettra à Jacques Chirac et Edouard Balladur d’en tirer des profits financiers lors de leurs privatisations en 86 – 88.
En juin 82, le contrôle des prix et des revenus est instauré pour quatre mois. Jacques Delors, grâce à sa connaissance intime et confiante des organisations syndicales salariales et paradoxalement aussi patronales (héritage de son passage chez Jacques Chaban-Delmas), conçoit et arrive à mettre en œuvre une politique de libération graduée des salaires, puis des prix concurrentiels et enfin des marges, de suppression de l’échelle mobile des salaires en protégeant le pouvoir d’achat des salariés et en particulier des plus démunis, d’inversion des anticipations et de lancement des priorités dans les structurations industrielles.
Ainsi, dès la fin 1983 les progrès de la lutte contre l’inflation (de fait en 1984 l’inflation aura été divisée par deux par rapport à 1980 – 1981) peuvent laisser croire à certains que l’objectif est atteint et qu’il n’est plus nécessaire de poursuivre une politique de rigueur économique, dénoncée par la droite et une partie de la gauche proche du PC comme une rigueur punitive ; d’autant que l’inlassable nécessité de résister aux groupes de pression et aux défenseurs des situations acquises ne convenait pas à certains responsables socialistes.
C’est dans ce contexte que s’ouvrit le débat de 83 et la crise de 1984 qui se cristallisa autour de la question de sortir ou ne pas sortir du SME. Dans un camp on trouvait Jacques Delors, Pierre Mauroy et l’équipe économique de l’Elysée. Dans l’autre camp les « visiteurs du soir » dont Jacques Attali était l’introducteur, Laurent Fabius qui voyant que François Mitterrand comprenait difficilement Jacques Delors se rangea du côté où il pensait que la balle allait tomber (comme il le fit lors du fameux week-end où il prit position pour le Non au référendum de 2005) et quelques astres déjà morts du Parti socialiste comme Jean-Pierre Chevènement. En vérité, Pierre Bérégovoy hésitait et il assuma d’ailleurs sans faiblir et sans état d’âme l’héritage de Delors lorsqu’il lui succéda. Finalement, ce fut Pierre Mauroy qui fit prendre conscience à François Mitterrand que le choix n’était pas entre deux politiques, car « l’autre politique » en fait n’existait pas et n’était qu’un conglomérat d’espoirs et de facilités d’ailleurs totalement contradictoires entre les « libéraux », les « dirigistes » soviétisants et les partisans du repli national. François Mitterrand décida alors de soutenir les objectifs et la méthode de Jacques Delors, lequel ayant déjà vécu une cohabitation aux Finances et à l’économie avec Laurent Fabius, refusait d’être Premier ministre sans conserver Rivoli comme l’avait d’ailleurs fait Raymond Barre.
Ainsi, la construction du socialisme sous cloche protectionniste n’a jamais été le projet de la gauche de l’époque. Pas plus que la construction d’une monnaie unique en fixant les parités d’échange monétaires ne constituait un quelconque libéralisme.
Le bilan de cette période aura été la naissance de l’Euro, capable de s’imposer aux marchés mondiaux dans une mesure qui était inatteignable pour le Franc et a permis de retrouver une souveraineté monétaire. Le marché unique lui-même, qui a donné aux entreprises françaises le terrain de jeu d’une taille nécessaire pour retrouver leur compétitivité, n’est pas ce monstre antisocial que l’on décrit. La convergence sociale a bien eu lieu vers le haut, l’Europe est aujourd’hui collectivement le continent de la redistribution, et la France reste 40 ans plus tard à la pointe mondiale de cette solidarité. Cette légende d’un renoncement de la gauche à son histoire en 83 au profit d’un projet européen qui serait venu s’y substituer nourrit toujours aujourd’hui les fantasmes « d’autres politiques » mal définies.
Ce fut finalement une chance pour la France et pour l’Europe que le dénouement de la crise permit à la fois de conserver la totalité des acquis et des atouts dus à Jacques Delors et autorisa celui-ci à conduire à Bruxelles la formidable rénovation de la construction européenne qui représente son second acte fondateur. C’est alors qu’au duo Jacques Delors / Pierre Mauroy a succédé le trio Jacques Delors / François Mitterrand / Helmut Kohl, et que la première étape qui a restauré la France dans le concert économique européen a permis la construction de l’Europe future.
Bravo à Arthur Colin pour remettre les pendules à l’heure!
Ouf ! çà fait un bien fou de lire ces lignes d’Arthur. Les Français étaient heureux de vivre sous la Gauche, et reconduiront naturellement François Mitterrand à un 2e mandat de Présidence de l’Etat.
Toute reconstitution du passé est récit, l’être humain n’étant capable que de vivre au présent. L’historien n’y échappe pas. Sa crédibilité étant de respecter, à l’aide des principes énoncés par la critique historique, la réalité des faits telle que l’on a pu la prouver. Il s’agit donc, avant tout, dans la reconstruction historique, d’interprétation des faits et d’honnêteté plutôt que de vérité, l’important étant de ne pas énoncer sciemment de contre-vérités (à titre d’exemple, le négationnisme concernant l’holocauste)
Là où Arthur Colin voit une continuité suivie par le gouvernement français entre 1981 et 1988, sorte de « en même temps » stabilisateur non pas simultané, mais successif, entre une politique économique de la demande (keynésienne) et une politique de l’offre (néolibérale), je vois (je ne suis pas le seul…) une rupture, un changement radical de paradigme idéologique de la social-démocratie, à partir de 1983.
Gérard vernier, dans un commentaire précédent, parlait, avec son humour à froid, de la « firme Thatcher and C° », je pourrais parler d’une firme tout aussi redoutable, à mes yeux, qu’a été celle des « Blair, Schmidt, Schroeder and C° », sans parler d’Helmut Kohl (marqué, lui, à droite) qui entrevoyait tout le bénéfice qu’il allait tirer de la libération sans condition du marché capitaliste pour son projet de réunification de l’Allemagne.
Pour ma part, j’ai rompu avec le parti socialiste belge dès 1982, pressentant comme syndicaliste, le virage idéologique à droite du parti qui, jusque-là représentait les travailleurs de mon pays. Par la suite, je n’ai connu, durant toute ma vie professionnelle et syndicale que grèves, manifestations, protestations diverses contre une dégradation constante des salaires et des conditions de travail, contre des pertes d’emplois continuelles et contre un dévoiement (à cause des privatisations) des finalités des services publics dont j’étais un agent enthousiaste. En cause, les politiques suivies par les « socialistes » ou prétendus tels, alliés avec les différentes formations de droite. Leur argument : « Sans nous, ce serait encore bien pire »…
Merci, en tout cas, de cet échange qu’a permis cet article où vous nous proposez votre analyse politique.
Exact. Merci.
« Il ne faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages ! » Dicton de l’époque en question 🙂 .