Élections européennes en Allemagne : haro sur l’extrême-droite… et ligne rouge pour Ursula von der Leyen

Alors que l’Allemagne apparaît comme ébranlée dans ses certitudes et peine à mettre en œuvre la « Zeitenwende » (le changement d’ère) annoncée par le chancelier Scholz en février 2022 dans la foulée de l’invasion russe de l’Ukraine, la question se pose de savoir dans quelle mesure ces incertitudes sont susceptibles de se traduire dans le résultat des élections européennes. La question prend d’ailleurs d’autant plus d’importance au regard du fait que l’Allemagne élit 96 députés européens sur 720 (contre pour 81 la France), que ses députés européens exercent souvent des fonctions clés comme notamment présidents de groupe (3 présidents de groupe pour 7 groupes avec Manfred Weber pour le PPE, Terry Reintke pour les Verts et Martin Schirdewan pour la Gauche Européenne Unie dans la législature actuelle) ou présidents de commission parlementaire et qu’Ursula von der Leyen est la « Spitzenkandidatin » qui reste en meilleure posture pour être élue à la Présidence de la Commission européenne.

Le passage à tabac du député européen SPD Matthias Ecke, le 3 mai dernier à Dresde par quatre écervelés d’extrême-droite, semble avoir produit un électrochoc sur la campagne électorale. En effet, l’intérêt pour celle-ci est brusquement monté à la mi-mai à 57 % contre 44% à la mi-avril.

Une focalisation de la campagne électorale sur les scandales de l’AfD.

Si les derniers sondages indiquent un tassement autour de 15% de l’AfD, sachant qu’elle dépassait 20% il y a quelques semaines encore, la vigilance vis-à-vis de l’extrême-droite, incarnée par la seule AfD, domine très largement dans l’opinion publique allemande. Selon un sondage ZDF du 17 mai, 73% des Allemands estiment que l’AfD constitue un danger pour la démocratie. Par contre, l’interdiction de l’AfD ne récolte que 44% d’avis favorables.

Cette focalisation sur l’AfD peut paraître étonnante au regard de sa perte de vitesse dans les sondages, notamment depuis la France où l’extrême-droite apparaît incomparablement plus forte avec 40% de soutien. Il y a probablement deux explications pour cette focalisation sur l’AfD : premièrement, malgré les sondages qui donnent l’AfD à 15% au niveau fédéral, son implantation reste très forte en Allemagne de l’Est où elle bénéficie en moyenne de 25% de soutien. Or, d’importantes élections régionales sont prévues en septembre 2024 en Saxe, en Thuringe et au Brandebourg. Ensuite, la succession de scandales liés à l’AfD ces derniers mois a pris une dimension telle que la société allemande s’interroge, notamment à l’occasion du 75e anniversaire de la Loi fondamentale allemande, si elle a vraiment réussi à extirper les démons du nazisme. Ce sont ces doutes qu’illustre la couverture du Der Spiegel du 18 mai dernier : « 75 ans de République fédérale: rien appris? »

La longue série de scandales liés à l’AfD a culminé avec les propos de sa tête de liste, Maximilian Krah, qui avait affirmé dans un entretien avec La Republicca le 18 mai qu’un « SS n’était pas automatiquement un criminel ». Ces propos ont entraîné l’exclusion des 9 députés européens de l’AfD du groupe ID (Identité et Démocratie) au Parlement européen, l’occasion étant probablement trop belle pour ce groupe s’appuyant en particulier sur la Lega italienne (23 élus) et le RN français (18) de se racheter une certaine virginité.

Dans le même temps, M. Krah était exclu du Bureau de l’AfD et suspendait sa campagne électorale. Néanmoins, en raison de la procédure électorale son nom ne peut plus être rayé de la liste électorale et il apparaîtra donc le 9 juin comme tête de liste sur les bulletins électoraux. Dans le même temps, M. Krah continue de faire l’objet depuis avril de deux enquêtes du parquet fédéral allemand pour des soupçons de financements illégaux russes et chinois. Un de ses assistants parlementaires avait été auparavant arrêté pour espionnage pour Pékin.

Également à la mi-mai était levée l’immunité de Petr Bystron, député au Bundestag et numéro deux sur la liste du parti pour les Européennes. Il est soupçonné d’avoir reçu de l’argent russe via la plateforme « Voice of Europe », basée à Prague, qui vient d’être interdite par l’UE. Quelques jours auparavant, la Justice allemande condamnait Björn Höcke, l’une des figures les plus radicales du parti d’extrême-droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) et leader officieux de l’AfD en Allemagne de l’Est, à une amende de 13 000 euros pour avoir délibérément utilisé le slogan national-socialiste « Alles für Deutschland » (« Tout pour l’Allemagne ») lors d’un meeting électoral à Merseburg (Est) en 2021.

Mais l’élément déclencheur d’une très forte mobilisation citoyenne contre l’AfD avait été la révélation en janvier, par le site d’investigation allemand Correctiv, de la tenue d’une réunion secrète le 25 novembre 2023 à Potsdam, où des cadres du parti s’étaient retrouvés avec des représentants de la mouvance néonazie pour discuter d’un projet d’expulsion à grande échelle des étrangers et des Allemands d’origine étrangère. Cette révélation avait conduit à des manifestations à travers l’Allemagne mobilisant plus de 1,4 million de personnes.

Des programmes électoraux peu susceptibles d’influer sur le rapport de forces aux élections européennes

La perte de vitesse de l’AfD dans les sondages ne semble, en revanche, pas liée au programme électoral du parti. Pourtant ce programme est d’une grande radicalité anti-européenne. Ainsi, l’AfD considère que l’Union européenne a échoué : « Nous considérons que l’UE n’est pas réformable et qu’elle est considérée comme un projet infructueux ». C’est pourquoi elle réclame l’établissement, après référendum, d’une « union des nations européennes » sous forme d’une communauté essentiellement économique. En ce qui concerne la politique des réfugiés, cette union devrait aider les États membres à protéger les frontières extérieures et à procéder à des expulsions. L’AfD appelle également à un rapprochement avec la Russie et à la fin des sanctions économiques. Dans le cadre de la politique climatique, l’AfD rejette les mesures de lutte contre le réchauffement climatique et critique une « hystérie irrationnelle autour du CO2″, le climat ayant toujours évolué « depuis l’existence de la Terre ». La production d’électricité dans les six centrales nucléaires fermées en dernier devrait reprendre. En outre, l’AfD a pour objectif d’encourager le secteur automobile thermique et le transport aérien.

Dans ce contexte, il est intéressant de noter que l’Institut de l’économie allemande (« Institut der deutschen Wirtschaft », IW), proche du patronat, vient d’évaluer les coûts d’un « Dexit »: le PIB allemand pourrait perdre jusqu’à 5,6% et 2,5 millions d’emplois seraient menacés.

Seul point de convergence entre l’AfD et la CDU/CSU: la défense du moteur thermique. Sur ce point, Manfred Weber, actuel président du groupe parlementaire du PPE, prend d’ailleurs le contre-pied du bilan de la Commission von der Leyen en promettant d’abroger l’interdiction du moteur thermique pour voitures neuves prévue pour 2035 après accord du Parlement européen et du Conseil. Il est d’ailleurs intéressant de noter que CDU et CSU, qui font liste commune comme en 2019, ne mettent pas du tout en avant Ursula von der Leyen qui n’apparaît pas sur les affiches électorales. Si la CDU/CSU caracole en tête des sondages aux alentours de 30%, l’explication principale en semble être pour l’essentiel le désaveu par l’opinion politique de la coalition gouvernementale actuelle (SPD/Verts/FDP) plutôt que l’originalité de son programme. Outre la défense du moteur thermique, celui-ci met l’accent sur la sécurité et la Défense. CDU/CSU réclament notamment un porte-avions européen et un bouclier anti-missile européen et demandent la création d’un portefeuille de commissaire européen chargé de la Défense.

Comme en 2019, la liste du SPD est conduite par la germano-britannique Katarina Barley, actuelle vice-présidente du Parlement européen et ancienne ministre fédérale de la Justice. Dans la législature sortante, Mme Barley avait été à la pointe de l’opposition du Parlement européen à Viktor Orbán. Le SPD présente ainsi logiquement ces élections comme un choix d’orientation fondamental contre la droite. Il n’est donc pas étonnant que le SPD ait été à la manœuvre pour faire signer la déclaration du 8 mai 2024 des chefs de groupe S&D, Verts, RENEW et de la Gauche Unie Européenne contre toute forme de coopération avec l’extrême-droite. Dans la continuité de cette déclaration, le chancelier Scholz a durci le 24 mai le ton vis-à-vis d’Ursula Von der Leyen et de son ouverture à une coopération avec le parti de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia, que le SPD classifie à l’extrême-droite, en déclarant : « C’est clair pour moi : lorsque la prochaine Commission sera formée, elle ne pourra pas s’appuyer sur une majorité au Parlement qui aura besoin du soutien des extrêmes-droites ». Implicitement, le chancelier trace une ligne rouge pour la reconduction d’Ursula von der Leyen, sachant que la dernière page de l’accord de coalition entre SPD, Verts et FDP dispose dans la section « répartition des portefeuilles » que « le droit de proposition de la commissaire européenne appartient (aux) Verts, à moins que la présidente de la Commission ne soit originaire d’Allemagne. »

Le FDP passe en mode de confrontation populiste avec Ursula von der Leyen

Pour le reste, le programme électoral du SPD (version anglaise du programme) apparaît sans surprises majeures. Si le SPD assure l’Ukraine de son soutien et de sa solidarité continues, il n’en demeure pas moins qu’il se présente comme un parti qui ne s’interdit pas de réfléchir à la paix et ne veut pas contribuer à l’escalade du conflit. D’où le veto émis par le chancelier Scholz à la livraison des missiles à moyenne portée Taurus. Par ailleurs, le programme met l’accent sur le renforcement de la position industrielle et économique de l’Europe, tout en assurant une protection sociale effective des citoyens, par exemple en accordant une priorité au logement abordable. La lutte contre le changement climatique devrait devenir « le moteur de l’emploi » et le développement des énergies renouvelables devrait être une priorité absolue. Les surfaces agricoles bio devraient être augmentées à 25% et la protection sociale des agriculteurs considérablement améliorée.

Comme le SPD, les Verts s’engagent sans surprise pour la défense et l’approfondissement du Green Deal européen. Elément nouveau : les Verts souhaitent s’ouvrir au stockage souterrain controversé du dioxyde de carbone. En outre, à partir de 2026, les Verts proposent un vaste « programme d’investissement en faveur de l’innovation et de la résilience », dans le cadre d’une « union des infrastructures », qui vise à renforcer l’intégration de l’Europe grâce à un réseau européen pleinement développé et intégré de rail, d’électricité et d’hydrogène. Outre la transformation écologique et la justice sociale en Europe, la politique étrangère et de sécurité est également au cœur du programme des Verts. Les décisions à la majorité au lieu de l’unanimité en vigueur devraient garantir une plus grande liberté d’action au sein de l’UE. Mais ni le programme des Verts ni la personnalité de sa tête de liste Terry Reintke, conjointe de la co-présidente du parti européen des Verts et sénatrice française Mélanie Vogel, ne semblent en mesure d’enrayer les probables pertes du parti de l’ordre de 5%, passant de 20% à 15%.

Le FDP, partenaire de Renaissance au sein du groupe Renew, est lui aussi en perte de vitesse en stagnant aux alentours de 4% dans les sondages. Du fait de l’absence d’un seuil qualificatif de 5% aux élections européennes, il aura néanmoins la garantie d’être représenté au Parlement européen. Deux priorités pour le FDP : la lutte contre la bureaucratie et le renforcement des capacités de Défense européennes. Dans la dernière ligne droite des élections, le FDP est d’ailleurs passé en mode de confrontation populiste avec Ursula von der Leyen en produisant des billboards avec le titre « moins de von der Leyen, plus de liberté » avec l’accusation implicite (et contestable) que la Présidente de la Commission européenne n’aurait pas pris la lutte contre la bureaucratie à bras le corps. Il est par ailleurs intéressant de noter que le FDP, incarné par le ministre des Finances Christian Lindner, fait clairement partie du camp des faucons et continue à s’opposer fermement à toute perspective de relance de l’investissement dans le cadre du futur budget européen après 2027. Un autre élément de crispation avec Renaissance pourrait être le silence assourdissant du FDP en réaction à l’entrée des Libéraux du VVD dans la nouvelle coalition gouvernementale avec l’extrême-droite aux Pays-Bas – sachant que la famille libérale avait cosigné la déclaration du 8 mai 2024 en défense de la démocratie.

La seule analyse des programmes électoraux pourrait faire penser qu’ils préfigurent un basculement d’alliances à l’occasion des élections législatives de septembre 2025 étant donné que le FDP semble s’être à nouveau rapproché de la CDU/CSU. Dans l’immédiat cependant, ces programmes électoraux allemands sont annonciateurs d’une difficulté certainement plus grande qu’en 2019 à construire à partir du 10 juin les bases programmatiques d’une coalition de gouvernement européen regroupant CDU/CSU, SPD, Verts et FDP sachant que la participation de ces partis est un préalable pour empêcher que des partis de l’ECR tels que les Fratelli d’Italia fassent l’appoint et rendre ainsi une reconduction d’Ursula Von der Leyen plus improbable.

Droits photo d’illustration : Der Spiegel

Matthias Février
Matthias Février
Fonctionnaire à la Commission européenne

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