Vague brune en Autriche

Lorsque j’ai pris connaissance, dimanche en fin d’après-midi, des premiers exit polls plaçant le FPO en tête, ma première pensée a été celle d’un flash-back de près d’un quart de siècle. Nous étions au tout début de l’année 2000 et, suite à l’échec des négociations entre le SPO et l’OVP afin de former une nouvelle GroKo, le leader de l’OVP Wolfgang Schussel brisait un tabou en présentant un gouvernement avec, pour la toute première fois, la présence de ministres issus de l’extrême droite. A l’époque, l’annonce avait fait grand bruit en Europe tant il semblait acquis que le cordon sanitaire servant de digue de défense de la démocratie face à l’extrême droite constituait une exigence indépassable. L’Union européenne avait d’ailleurs voté des sanctions contre l’Autriche, démontrant ainsi à quel point ce gouvernement OVP-FPO constituait une offense majeure vis-à-vis des valeurs sur lesquelles s’était bâtie la construction européenne. Las, les choses allaient rapidement évoluer : très vite mal appliquées, ces mesures étaient finalement abandonnées, ouvrant ainsi la voie à une normalisation des relations avec l’extrême droite. Même les gouvernements qui juraient ne pas vouloir avoir affaire à ce cabinet Schussel reprenaient très vite contact avec Vienne et, de fait, travaillaient avec les ministres FPO.

Aujourd’hui, en 2024, trois pays de l’Union européenne ont un ou une Premier ministre d’extrême droite, dont l’un des grands pays fondateurs : l’Italie. Un autre pays fondateur, les Pays Bas, est dirigé par un Premier ministre technocratique dont la première force au sein de la coalition est un parti d’extrême droite. Bien d’autres nations ont des ministres d’extrême droite ou dépendent de ce bord politique pour la survie de leur gouvernement. En un quart de siècle, les choses ont évolué d’une manière dramatique. Et la première place du FPO me semble constituer une sinistre illustration de cette situation, une sorte de retour là où tout a commencé.

Près de 30% pour l’extrême droite décomplexée et radicale

Avec 29.2%, le FPO obtient donc le meilleur résultat de son histoire et devient pour la première fois le premier parti du pays. Il s’agit d’une consécration pour ce parti d’extrême droite fondé dans les années 1950 par d’anciens SS et des sympathisants néo-nazis. Ce retour en force paraissait inespéré lorsqu’en 2019, un scandale de corruption en lien avec le pouvoir russe avait poussé le leader du FPO de l’époque, Heinz Christian Strache, vers la démission. Or, l’impact de cette sordide affaire allait rapidement être atténué par celle touchant le Chancelier Kurz, inculpé à son tour pour corruption et contraint de se retirer de la vie politique, ce qui poussait les feux du scandale et de l’opprobre sur l’OVP. Une affaire en occulte très rapidement une autre en Autriche qui n’en a hélas pas terminé avec la corruption, qui fut longtemps structurelle au sein des partis politiques. L’un des faits notables de cette élection est que le FPO n’aura pas obtenu ce score élevé en faisant mine de se « dédiaboliser » comme c’est parfois le cas en d’autres lieux, mais en assumant au contraire un positionnement extrêmement radical. Ouvertement pro-Kremlin, complotiste antivax, fanatique xénophobe anti-immigration : le leader du FPO Herbert Hickl est incontestablement pire que ne le sont Giorgia Meloni, Geert Wilders ou encore Marine Le Pen, ce qui n’est pas peu dire. L’homme qui aspire à devenir le nouveau Chancelier autrichien est ouvertement identitaire et n’hésite pas à faire des clins d’œil appuyés aux mouvances les plus proches de l’hitlérisme. Il se définit d’ailleurs comme le « Volkkanzler », le Chancelier du Peuple, utilisant un champ lexical digne des années 1930.

Le FPO en tête dans toutes les catégories d’âge… sauf chez les retraités

L’ensemble des électeurs du FPO ne partagent toutefois pas forcément la sensibilité néo-nazie de leur leader. D’après les exit polls, seuls 2% des votants considèrent la personnalité de Kickl comme ayant été déterminante dans leur choix. La situation économique, avec notamment l’inflation qui est plus forte en Autriche que la moyenne européenne, a certainement joué un rôle. Il n’en demeure pas moins que la question migratoire et sécuritaire, favorisée par la tentative d’attentat à Vienne cet été, ainsi que le rejet de l’aide à l’Ukraine ont été des sujets importants, ce qui est préoccupant quant à l’état actuel de l’opinion. Le FPO arrive nettement en tête chez les jeunes et dans toutes les catégories d’âge jusqu’à 60 ans. Il enregistre des gains dans l’électorat féminin avec un vote aujourd’hui quasiment identique à celui obtenu chez les hommes. A l’image d’autres pays européens, le vote ouvrier/employé est acquis au FPO, à 44%, soit une progression de 15 points. Seul l’électorat âgé constitue encore une barrière, sans doute due aux souvenirs plus importants de la guerre et à l’association plus évidente dans leurs esprits entre extrême droite et fantômes du nazisme.

Immigration : le durcissement par l’OVP n’a pas freiné la vague brune

Coté OVP, le recul est net : le parti du Chancelier Nehammer perd 11 points et 19 sièges par rapport à son score de 2019. Ils ne s’en sortent que dans leurs bastions traditionnels, et encore souvent de justesse à l’image de la Basse Autriche qui vote pourtant OVP depuis toujours, ne devançant l’extrême droite que de 0.7 point. Sans le vote des retraités qui continuent à les plébisciter, le résultat aurait pu être franchement désastreux. Il convient néanmoins de relativiser cette contre-performance. D’abord parce qu’elle succède au quasi-triomphe de Kurz en 2019 et que ce même Kurz, on le sait, a durablement abimé l’image de son parti en se faisant épingler pour corruption. La comparaison avec l’élection précédente est donc délicate. Il n’empêche qu’au-delà de cette seule question d’image, les choix stratégiques du parti sur le plan programmatique n’ont pas vraiment fonctionné. En effet, l’OVP a tenté de contrer la montée du FPO en durcissant son positionnement sur la question migratoire, avec des restrictions au droit d’asile et à l’accès aux prestations sociales. Dans le même temps, Nehammer présentait Kickl comme un extrémiste infréquentable et dangereux pour la démocratie mais en épousant la plupart de ses politiques, il contribuait également à légitimer le parti de son adversaire. Malgré son revers, Nehammer continue à se voir un avenir en tant que Chancelier mais la tâche s’annonce difficile.

L’auto-sabordage des Sociaux-Démocrates

De leur côté, les Sociaux-Démocrates enregistrent un résultat relativement semblable à celui, déjà catastrophique, de 2019. Cette stabilité dans l’échec est d’autant plus insupportable que le SPO disposait de nombreux atouts dans sa poche. A commencer par les déboires de ses adversaires en matière de corruption, mais également le handicap des Verts en tant que partenaire junior de l’OVP au gouvernement. Un boulevard s’ouvrait alors pour les Sociaux-Démocrates, en tête dans les sondages durant toute l’année 2022. C’était sans compter sur la capacité de la gauche de gouvernement à s’auto-saborder. En élisant à sa tête Andreas Babler, surnommé le Corbyn autrichien, le parti abandonnait alors l’espace au centre gauche ainsi qu’une possible victoire. Symboliquement, le SPO ne remporte que Vienne, circonscrivant son appel uniquement à la classe urbaine, jeune et diplômée, ce qui ne suffit évidemment pas à remporter une élection. Il est probable que ce nouveau mauvais résultat posera la question d’un éventuel remplacement de Babler par son ancien adversaire malheureux à la Présidence du parti, le gouverneur du Burgenland, Heinz Peter Doskozil. Reste que pour l’instant, Babler semble déterminé à rester.

Les deux derniers partis à entrer au Conseil National, Neos et les Verts, obtiennent des fortunes diverses. Les Libéraux de NEOS poursuivent leur lente progression en gagnant deux sièges et se déclarent prêts à entrer au gouvernement. En tant que partenaires juniors sortant, les Verts subissent comme convenu le handicap d’avoir accompagné des politiques bien conservatrices de Kurz, puis de Nehammer. En perdant 11 sièges, ils ne sont pas parvenus à capitaliser sur le danger climatique, pourtant mis en évidence par la tempête Boris ayant entrainé des décès en Autriche. Enfin, malgré leurs progrès, ni les communistes ni le parti humoristique de la Bière ne parviennent à obtenir des élus.

Deux possibilités pour former un gouvernement

En ce qui concerne la formation du prochain gouvernement, il existe à priori deux possibilités. La première est la plus probable mais également la moins désirable : un gouvernement FPO-OVP. Elle poursuivrait la tradition la plus fréquemment adoptée en Autriche, à savoir l’association des deux premiers partis. Sur le plan programmatique et compte tenu de la droitisation de l’OVP, les divergences ne semblent pas insurmontables. Toutefois, c’est l’identité du Chancelier qui poserait un problème majeur. Nehammer n’a cessé d’affirmer durant la campagne qu’il n’accepterait sous aucun prétexte que Kickl devienne Chancelier ou même entre au gouvernement. Ce point constitue une ligne rouge absolue qui semble faire l’unanimité chez les cadres de l’OVP. Le parti de centre droit consentirait à jouer les seconds rôles derrière une autre figure plus « modérée » de l’extrême droite ? Ce n’est pas certain. Pour autant, on voit mal le FPO céder à nouveau la Chancellerie à l’OVP comme en 2000, l’écart entre les deux partis étant davantage significatif cette année.

La seconde hypothèse est le retour de la GroKo. Sur le plan programmatique, les différences sont toutefois largement plus importantes qu’il y a une décennie. Coté conservateur, cette alliance permettrait toutefois à Nehammer de rester Chancelier, ce qui peut les tenter de renoncer à un pacte avec le diable FPO. Le SPO se montre néanmoins plus hésitant et même l’aile centriste – si l’on en croit les déclarations de Doskozil – n’éprouve guère d’enthousiasme vis-à-vis de cette configuration. On peut les comprendre : être le junior partner se paie souvent cash. D’un autre côté, peut-on permettre à un parti aux racines néo-nazies, qui montre encore ses accointances avec les milieux les plus radicaux, d’obtenir la Chancellerie ? Il me semble que non, et cela quel que soit le prix à payer.

Urgence à privilégier la patrie aux partis

La politique consiste également à dire qu’il faut parfois savoir préférer son pays à son parti. Le grand rabbin de Vienne ainsi que des associations pour la mémoire de la Shoah ont écrit aux représentants des partis, les implorant de ne pas permettre au FPO de parvenir au pouvoir. Ces appels sont émouvants et doivent être entendus. Sur le plan européen, un Chancelier FPO serait également abominable avec un nouveau proxy poutinien au cœur de l’Europe et un allié de Orban et de Fico. D’une certaine façon, on peut imaginer qu’une GroKo fonctionnerait mieux avec un troisième larron, permettant aux deux partis de ne pas rester dans un tête-à-tête difficile. Or NEOS comme, de façon plus étonnante, les Verts ont informé qu’ils étaient disponibles. Cela fait du bien de voir des partis responsables.

Sebastien Poupon
Sebastien Poupon
Membre du bureau national de SLE, chargé de l’analyse politique.

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2 Commentaires

  1. Bonjour.

    Pour beaucoup d »Européens, la désillusion est totale, aussi bien au niveau national qu’européen.

    Pour ces raisons, la montée de l’extrême droite est inexorable, cette dernière exploite habilement, s’en faire de bruit pour l’instant, l’incompétence, la cupidité, la tricherie, la tromperie de nos gouvernants actuels, les exemples les plus criants est la notre dette et de s’asseoir sur le résultat de la dernière élection en France, le mode de gouvernance de l’Europe.

    Quel programme, quel espoir nous propose t’on ?

    Ou est la gauche sociale et humaniste, qu’attend t’on pour lutter efficacement contre l’insécurité qui gagne constamment du terrain, est ‘on aveugle et inconscient à ce point ?

    Certains d’entre nous avons prédit dans nos divers commentaires ce qui arrive actuellement, le reproche que je fais personnellement à « Sauvons l’Europe » est ce manque de lucidité et d’engagement, on est pas là pour être trop gentil ?

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