Aux yeux de la plupart des Européens, la Méditerranée représente, une fois par an, le centre des convoitises – le paradis des vacances, où ils passent leurs meilleures semaines. Mais cette vision ensoleillée, qu’ils sont nombreux à partager, a battu en retraite devant les nuages de pessimisme qui envahissent la région.
L’Union européenne elle-même utilise couramment le terme injurieux de PIGS (Portugal, Italie/Irlande, Grèce, Espagne), pour désigner les pays qui ont mis la stabilité de l’euro en péril et obligent les Européens du Nord à des opérations coûteuses de renflouage. Le soleil et la solidarité de naguère ont fait place à la morosité et à l’hostilité. Pire encore, la dette et la crise de confiance de l’Europe correspondent à la crise politique la plus grave que l’Union européenne ait connue depuis sa naissance: il s’agit donc, pour le moins, de l’avenir du projet européen lui-même.
Et aujourd’hui la crise s’étend à la rive sud de la Méditerranée, sous forme de révolution tunisienne et d’affrontements politiques au Liban, qui ont, une fois de plus, failli faire basculer ce pays dans la guerre et la catastrophe. Avec les pays membres méditerranéens de l’UE, simultanément en proie à l’instabilité, on peut s’attendre à de grands bouleversements dans les régions qui jouxtent l’Europe méridionale.
Alors il n’est plus temps de penser la Méditerranée en termes de finances, mais de géopolitique. Ce que l’UE a à affronter en Méditerranée n’est pas essentiellement un problème monétaire; avant tout, c’est un problème stratégique – de ceux qui requièrent des solutions immédiates.
L’expulsion de Zine El Abidine Ben Ali de Tunisie est le premier mouvement insurrectionnel de cette nature, démocratique et spontanée, dans le monde arabe. A l’âge de la télévision par satellite et d’internet, le musellement de l’information et de la liberté d’expression par un gouvernement en particulier n’a plus aucune efficacité.
Ajoutez à cela le fait que les régimes nationalistes du monde arabe, qui se sont mués en dictatures militarisées, ont perdu toute légitimité populaire depuis longtemps. Ces régimes ne peuvent pas emprunter la voie chinoise – droits économiques et prospérité contre paix publique – à cause de leur incompétence et leur corruption incontrôlée. Leur incapacité à réformer, combinée à une croissance démographique rapide et une jeune génération sans cesse plus nombreuse, les soumet à une pression qui risque de libérer un changement explosif.
Prévoir s’il arrivera dans le monde arabe ce qui est arrivé en Europe de l’Est après la chute du rideau de fer ou non est impossible pour l’instant. En Europe de l’Est, le retrait des Soviétiques et l’inéluctable disparition de leur hégémonie a ouvert les vannes à un flot de changements qui ont balayé la région.
C’est un facteur extérieur qui ne joue pas au Moyen-Orient et dans le Maghreb; le changement démocratique devra venir de l’intérieur de chacune des sociétés. La Tunisie montre qu’aucun gouvernement devenu illégitime et fonctionnant à coups de baïonnette ne dure éternellement.
Que la Tunisie s’achemine vers un dénouement heureux, démocratiquement et économiquement, ou qu’elle voit sa révolution devenir la proie du chaos, de la guerre civile et d’un nouveau régime autoritaire, les répercussions se feront sentir bien au-delà de ses frontières. L’Europe, en tant que voisin du nord de la Tunisie, sera touchée directement, quoiqu’il arrive, et devrait par conséquent s’impliquer davantage pour faire advenir la démocratie et aider au progrès économique. Quelles que soient les erreurs que l’Europe a pu commettre vis-à-vis des régimes autoritaires de cette région, elle a aujourd’hui l’occasion de les corriger en fournissant une aide décisive.
En effet, la Tunisie constitue une mise à l’épreuve du “Partenariat euro-méditerranéen” – une politique mise en avant depuis longtemps, sans vraiment se manifester, jusqu’ici, autrement que par des phrases vides. La révolution tunisienne offre une occasion historique unique, et on ne surestimera pas trop la participation de l’UE aux résultats. Les responsables européens de Bruxelles et les principaux Etats de l’UE ne doivent pas prendre de demi-mesures, ni politiquement, ni économiquement.
En particulier, au-delà de toute aide directe à la Tunisie confrontée à un moment difficile, l’UE doit insuffler un nouveau souffle au Partenariat euro-méditerranéen. Des projets de coopération stratégique dans le domaine de l’énergie seraient extrêmement appréciables, comme de produire de l’énergie solaire et éolienne au Sahara pour la vendre à l’Europe.
Cette nouvelle forme de production d’énergie et de coopération, l’UE et ses Etats membres – surtout l’Espagne, la France, l’Allemagne et l’Italie – devraient en faire le projet phare du Partenariat euro-méditerranéen, et garantir les conditions politiques nécessaires à une mise en ouvre rapide. Ils ouvriraient ainsi de nouvelles perspectives aux pays jouxtant le sud de l’Europe, en donnant au processus de transformation un élan économique et technologique.
De plus, de tels projets favoriseraient une synergie entre les Etats voisins du sud de l’UE et les encourageraient à investir dans l’éducation, les infrastructures et le développement industriel. Cela permettrait de créer ce dont ces Etats et leurs jeunes populations ont le plus besoin pour atteindre une stabilité dans un cadre démocratique: une fondation pour espérer progresser économiquement et socialement.
Si les Européens s’entêtent à rester tournés sur eux-mêmes, en laissant les comptables dominer les débats sur l’avenir de l’Europe, ils risquent de passer à côté d’une occasion historique – touchant directement à la sécurité européenne. Et le cas échéant, les coûts futurs seraient bien supérieurs aux économies d’aujourd’hui.
Joschka Fischer
Merci pour la diffusion de cet article. Il est en effet grand temps de penser le « Partenariat euro-méditerranéen » en termes stratégiques, pacifiques et concrets !
D’ailleurs, la patrie phénicienne n’a-t-elle pas envoyé la mythique reine Didon fonder Carthage, donc la Tunisie, et auparavant la fraîche figure légendaire d’Europe – dont l’enlèvement allait précisément élever à l’échelle d’un continent et d’un monde à naître les premiers outils de la démocratie, la navigation et l’alphabet – avant de fonder réellement le Liban, terre de dialogue et d’équilibre toujours neufs ?
L’EUR-OPE a donc tout reçu de ce rivage oriental : les liens indéfectibles avec le bassin méditerranéen, des moyens de communication révolutionnaires autant qu’évolutifs et fédérateurs, enfin son nom grec de VASTE-VUE, si difficile à porter à travers des siècles de guerre et d’incompréhension, mais qui nous porte d’autant plus ensemble en avant, comme eurocitoyens aussi capables que désireux de vouloir courir une extraordinaire aventure pour élaborer dignement le bien commun plutôt que de satisfaire le bien-être.
» Denn auf Griechisch bedeutet EUR-OPA WEITE-AUSSICHT, das heisst ein immer neues und gemeines Abenteuer ! Vielen Dank, Herr Joschka Fischer ! »