Si demain l’Europe se dote d’une défense indépendante, l’Otan sera t-il caduc?
AM: Il n’y aura pas de défense européenne avec un Otan caduc. Cela ne veut pas dire qu’avec un Otan vivace il y aura une défense européenne. Ce n’est pas imaginable. Mais ce n’est pas le cœur du problème. De facto, même si l’harmonisation des armements ne se fait pas encore, l’Europe de la défense elle est une réalité pratique. Qu’est ce que aujourd’hui la Défense Européenne? C’est la capacité d’intervention au loin et pour certains la défense nucléaire. Mais le cœur du sujet est ailleurs. Est ce que l’Europe est décemment unie dans la crise? Comment se positionne-t-elle par rapport à son voisin russe de l’est au destin incertain et son cousin américain de l’ouest à la stratégie floue. C’est cela le plus important.
JD: Vis à vis de la Russie le test de la cohérence européenne c’est l’énergie. Au nom de la différentiation j’ai proposé une communauté européenne de l’énergie – avec ceux qui le veulent et qui le peuvent – pour surmonter la divergence sur le nucléaire. Nous sommes ridicules: on parle de politique étrangère commune, or voilà une base concrète pour une politique étrangère commune! Sur la défense: que fait t-on? L’Union européenne intervient déjà pour prévenir une guerre locale ou pour préserver la paix. Mais, à l’inverse, nous ne sommes pas vraiment en mesure de contribuer à la solution du problème tragique entre Israël et la Palestine.
AM: Les Etats unis non plus…
Jacques Delors croyez vous à la prédiction d’Alain Minc sur les risques de Balkanisation de l’Europe notamment avec l’indépendance de l’Ecosse ou les fractures existant en Belgique?
JD: L’union européenne n’est pas la responsable de cette évolution, même s’il est vrai qu’elle offre une commodité pour répondre à ce type d’aspiration. Les vraies raisons sont l’affolement des citoyens devant la mondialisation et leur quête d’identité. Et ce que Freud appelait le « narcissisme des petites différences » qui fait souvent que le proche est plus détestable que le lointain. Quand le Monténégro s’est séparé de la Serbie, cela aurait mérité un grand débat politique! Idem pour le Kosovo. Est ce qu’il fallait bénir cela ? Nous vivons sous la dictature de l’instantané et on ne réfléchit pas assez aux conséquences pour l’avenir. Il y a aujourd’hui, vingt ans après la chute du mur de Berlin, des milliers de kilomètres de frontières en plus! Comme l’a souligné Milan Kundera : vous ne savez pas ce que c’est qu’une petite nation: c’est un pays qui n’est jamais sûr de ses frontières et qui a été ballotté entre les grandes puissances. Il y a une spécificité de la petite nation qui n’a pas été prise assez en compte pour les Européens de l’Ouest. Nous subissons les conséquences d’un élargissement indispensable, mais mal expliqué et mal géré.
AM: Cette théorie des petites nations ne s’applique pas à toutes. Regardez la Catalogne qui sait très bien où elle. Quant à la Belgique, elle est plus solide que l’on ne croit. La Belgique c’est un peu comme un radeau qui tiraille mais tient bon. Je crois qu’il y aura des postulations identitaires qui vont se manifester ailleurs avec plus de violence.
Alain Minc évoque « la perte de la bataille du savoir par l’Europe » face aux puissantes que sont l’Inde ou la Chine, que faire face à cette perspective?
AM: Je pense qu’on sous estime gravement la formidable montée de l’Inde et de la Chine dans le domaine de la compétition de l’intelligence. S’il y a une communauté européenne qu’il est urgent de mettre en œuvre, c’est bien une communauté dans le domaine de l’université et de la recherche. Là, l’évidence de la coopération est absolue et les inconvénients quasi nuls.
JD: Le risque de cette perte d’influence dans le domaine de la formation est dramatique pour l’Europe. La domination des Etats-Unis, et dans une certaine mesure de la Grande Bretagne, sont incontestables. En dépit de quelques regroupements cela ne va pas assez vite. Il y a 20 ans, j’ai fait accepter le programme Erasmus pour l’échange des étudiants, c’est un grand succès, mais je voudrais qu’il y ait davantage d’échanges de professeurs. En matière économique, on réalise bien des fusions et des ententes, pourquoi ne pas le faire aussi dans le domaine du savoir et de la recherche. Il faut s’y prendre dès maintenant sinon il se passera ce qu’indique Alain Minc dans son livre.
Nous ne sommes pas assez élitistes ou assez combatifs?
AM: On est élitiste. Mais allez dire au directeur de l’école polytechnique qu’il devrait fusionner avec la Humboldt université. Cette année les Mines et les Télécom ont fusionné c’est une révolution cosmique! Le problème c’est qu’il n’y a pas en cette matière la pression du marché ce qui fait que matière de business les fusions transfrontières se font et qu’il y a une logique qui vous mord les mollets. Là il n’y a aucune logique qui vous mord les mollets simplement un usage confortable. Quand on pense au débat actuel sur les enseignants chercheurs à l’aune de ce qui arrive en matière de recherche au niveau mondial on ne se rend plus compte où on vit. On est en deçà de l’agriculture de Méline.
JD: Nous sommes en train de perdre notre rente élitiste. Longtemps on a cru – et c’était alors vrai – que nos grandes écoles nous permettraient de fabriquer pour le France les élites dont elle a besoin, mais on a oublié le rayonnement international. Si nos grandes écoles restent Franco-françaises, cela ne suffira pas.
AM: Le système français a été bâti sur une hypocrisie absolue. Pas de sélection pour le peuple et une hyper sélection qui faisait une élite de rang mondial. Or cette hyper sélection risque dans 10 ans de ne plus faire une élite de rang mondial. Quand je vois un jeune je lui conseille plutôt s’il est intéressé par la chose publique d’aller à la Kennedy school d’Harvard, que de faire l’Ena à Strasbourg. Et dans 15 ans l’étudiant qui reviendra de la Kennedy School aura plus l’occasion d’être directeur du trésor…
Alain Minc : vous affirmez que pour Obama l’Europe n’existe pas vraiment. Comment l’expliquez-vous?
AM: Du pays occidental qu’ils étaient les Etats-Unis sont entrain de se transformer en un « pays monde ». Ce pays représente une espèce de syncrétisme de la planète. Et Obama est l’illustration de ce syncrétisme avec ce que cela sous entend comme relativisation de ce que nous sommes. Pour Obama l’Europe est, grosso modo, ce que la Suisse est pour la France. Une zone périphérique, riche et cultivée mais indifférente.
JD: Il faut aussi tenir compte du fait que l’individualisation de la société ne se produit pas de la même manière aux Usa et en Europe. On a toujours dit que dans la société américaine l’individu était plus important que la société alors qu’en Europe la relation entre les deux était plus équilibrée, plus dialectique.
Je me demande si cette formule ne s’applique pas aujourd’hui d’abord à l’Europe où l’individu est devenu plus central que la société. Il me semble que, dans période actuelle, les Etats-Unis font preuve de plus de cohésion et de patriotisme civique que les pays européens. C’est pourquoi nous devons retrouver l’esprit authentique de la construction européenne, une vision commune, un idéal commun, fait de solidarité et de capacité de défendre nos valeurs et nos intérêts dans le monde.