A quoi bon ?
C’est la réflexion qui semble guider depuis plusieurs mois les dirigeants européens, toutes institutions confondues. En effet, que l’on se tourne vers le Conseil des Ministres, la Commission ou le Parlement européen, un même désabusement semble sévir.
L’Europe hésite, se tâte et finalement, après avoir pesé le « pour » et le « contre » – ou plutôt après s’être arrangée pour gonfler les arguments « contre » au niveau de ceux plaidant en faveur de l’action -, convient de reporter la décision à plus tard ou d’y renoncer.
L’actualité ne nous prive pas d’exemples, dans des registres variés : Pourquoi devrait-on réagir à la récession économique qui s’annonce ? Faut-il vraiment geler les négociations sur l’accord de partenariat avec la Russie ? Est-il bien opportun de mettre en œuvre l’objectif de cohésion territoriale ? Est-il si urgent de diffuser un label européen pour les produits bio ? Ne pourrait-on encore laisser un délai supplémentaire aux constructeurs d’automobiles pour produire des véhicules émettant moins de CO2 ?
Ainsi va l’Europe en cet automne 2008, comme frappée d’un syndrome de langueur, dans l’acception médicale première du terme, à savoir une conjonction de maux. De fait, si l’on en cherche la cause, au moins cinq explications peuvent être avancées.
La première est la peur de l’agitation. Certains chercheurs en sciences politiques ont montré qu’en matière d’action publique, les ajustements trop rapides à l’environnement externe qu’il soit politique ou économique étaient finalement plus nuisibles que la persévérance sur un seul cap fut-il médiocre. Ils se basaient notamment sur une comparaison entre l’Allemagne et le Royaume-Uni au cours de la décennie 1985-1995. La leçon a probablement bien été apprise par nos dirigeants : pour éviter d’être accusés d’activisme, ils se gardent de prendre la moindre initiative. Et qu’importe si l’Europe s’enlise.
La deuxième raison possible est la subsidiarité. La valeur ajoutée de l’UE est aujourd’hui un argument systématiquement jeté à la tête de la Commission, quand elle fait mine de bouger. Le Royaume-Uni et quelques pays nordiques s’en sont faits les champions, expliquant avec constance mais pas forcément discernement que le détour par « Bruxelles » était coûteux en temps et en argent, dénonçant l’entrisme de la Commission et affirmant qu’on pouvait faire mieux au niveau national, plus rarement – et pour cause, vue l’organisation interne des auteurs – au niveau régional ou local. Comme l’on sait, leur rhétorique a fait école parmi des orateurs pas forcément dénués d’une certaine complaisance populiste. Ce bâton mis dans les rouages communautaires a finalement bloqué la « bureaucratie » bruxelloise, déjà encline à l’inhibition depuis la démission de la Commission Santer et la concentration de ses tâches sur les procédures de contrôle financier ou juridique, au détriment d’un rôle de conception, d’impulsion et d’animation, qui s’en est suivie. Dans une Commission ankylosée par le quasi-doublement des membres du Collège en 10 ans, les consultations préalable internes débouchent sur une paralysie, certains services se faisant un point d’honneur « d’intérioriser les contraintes ».
La troisième source est le libéralisme économique. Il conduit en effet ses tenants à mettre en doute systématiquement le bien-fondé d’une action publique, la préférence pour s’en remettre au marché étant érigée en doctrine. Il s’agit là moins de savoir si l’on fait mieux depuis Bruxelles que depuis Paris, Varsovie, Turin ou Glasgow, que de mettre en doute la capacité de la puissance publique à intervenir. Si ce type d’attitude circonspecte se justifie souvent dans le domaine économique, elle est beaucoup plus contestable lorsqu’elle s’impose uniformément, en matière d’éducation, de culture, de sécurité (alimentaire, énergétique, civile), etc.
La quatrième cause est le déficit démocratique, brandi comme un argument à rebours. L’Europe se trouve engluée dans un discours qui tend à ériger en dogme la nécessité d’être compris par le plus grand nombre et qui, par ricochet, sape la légitimité du Parlement. Les élections européennes ne battent-elles pas des records d’abstentionnisme ? A quel titre ces députés inconnus du public et coupés des citoyens s’érigent-ils en contre-pouvoirs des chefs d’Etat et de gouvernement ? Tout le monde ne peut qu’acquiescer à la nécessité de multiplier les forums de débat participatif au plus près du terrain. Cependant, en attendant et faute de l’entrée en vigueur d’un nouveau Traité, faute aussi de se doter de moyens financiers adéquats pour mettre en route cette démocratie directe, on bricole avec des sondages. Ceux-ci transforment parfois l’opinion publique européenne en girouette : L’emploi resterait la préoccupation majeure des Européens ; à moins que depuis quelques mois, l’inflation et le réchauffement climatique aient pris l’avantage ; rien n’exclut toutefois qu’au cours des dernières semaines ce soit la sécurité qui revienne en tête. Mais le plus souvent les sondages à l’échelon européen servent à justifier un projet qui est déjà sur les rails. Ainsi, fut-il constaté au printemps dernier avec une certaine satisfaction benoîte que – heureusement – les deux premiers postes budgétaires de l’UE, la politique agricole et la politique régionale, gardaient toute l’estime des citoyens.
La cinquième explication est la peur de déplaire. Il s’agit là d’un « mal », si l’on peut s’exprimer ainsi, originel pour l’Union européenne, puisque c’est bien pour en finir avec plusieurs siècles de guerres fratricides qu’elle a été imaginée. Le résultat en est que nous dérivons progressivement vers une ligne de conduite qui fut celle de l’Empire romain face aux barbares. Pour ne pas se faire d’ennemi parmi les Grands – Etats ou entreprises privées – ou quand le risque se rapproche, on temporise. Mais simultanément, on s’érige en donneur de leçon en direction des plus faibles ou des plus lointains, sur le mode du « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ». Ainsi en est-il du changement climatique, des négociations commerciales et parfois même du respect des droits de l’homme … car nous ne sommes pas exempts de critiques sur le traitement réservé aux migrants clandestins. Est-ce vraiment si grave ? Ne s’agit-il pas finalement des caractéristiques de la diplomatie et de la « realpolitik » ? Certes, mais les ambitions des Pères fondateurs de l’Europe et de leurs successeurs n’étaient-elles pas justement de sortir de la diplomatie et de créer un nouvel objet politique et institutionnel ?
On pourra reprocher à cette analyse son parti pris et sa tendance à regarder le verre à moitié vide plutôt que le verre à moitié plein. Il n’empêche que cette rentrée est bien morose …
Pourtant, on aimerait tellement que certaines têtes sortent du lot, qu’elles montrent un peu de courage politique, qu’elles s’affranchissent des sondages et de la rumeur des médias-people, qu’elles proposent et s’engagent à mener deux ou trois actions d’envergure, de telle sorte que l’an prochain à la même époque, on se sente plus fiers d’être Européens.
Marjorie JOUEN