Les électeurs britanniques ont pris à revers leurs dirigeants politiques en votant jeudi 23 juin 2016 à hauteur de 52% en faveur du départ du Royaume Uni de l’Union Européenne.
On pourra toujours dire que les référendums en Grande Bretagne n’ont juridiquement qu’une valeur indicative, que les arguments des différents animateurs de la campagne duLeave étaient volontairement mensongers, il n’en reste pas moins que le choix des Britanniques est sans appel ; il convient d’ailleurs que l’activation de l’article 50 du traité de Lisbonne s’opère le plus clairement et précisément possible pour que la séparation – puisque cette séparation regrettable doit avoir lieu – ne laisse pas une trop longue période d’incertitude qui serait dommageable aux autres Etats membres de l’UE.
Pourtant, le gouvernement britannique souhaite prendre son temps : David Cameron qui a expliqué qu’un autre Premier ministre négocierait la sortie qu’il n’avait pas souhaité, reportant ainsi l’activation de l’article 50 au milieu de l’automne prochain. Boris Johnson, ex maire tory de Londres et héraut de la campagne du Leave, fait preuve également d’un manque particulier d’entrain sur la question, alors que la perspective qu’il croyait évidente de succéder à David Cameron au 10 Downing Street ne le paraît pas tant que cela.
On ne dira jamais assez à quel point David Cameron a joué dans cette affaire aux apprentis sorciers. Non pas en choisissant de donner la parole au peuple, que les commentateurs habituels considèrent régulièrement comme irresponsable, mais en imaginant réaliser un coup politique lui permettant de couper l’herbe sous le pied des europhobes et xénophobes du UKIP (qui avaient recueilli près de 27% des suffrages aux élections européennes de mai 2014) tout en obtenant par chantage sur la Commission Européenne et les autres Etats membres des concessions qu’il n’aurait sinon jamais pu glaner.
Son pari au service de ses propres intérêts politiques faisait peu de cas de l’intérêt général de l’Etat qu’il dirige(ait).
Quelques motivations pour la victoire du Leave
Les Britanniques ont toujours entretenu un rapport ambigu à la construction européenne, mais il est certain que la bascule pour la victoire du Leave a réussi en cristallisant le sentiment de ras-le-bol des retraités et des classes populaires. Diane Abbott, députée travailliste (circonscription londonienne de Hackney North and Stoke Newington) proche de Jeremy Corbyn, expliquait que le vote contre l’Union Européenne était en réalité un vote anti-establishment ; Corbyn lui-même (élu d’une autre circonscription londonienne, celle d’Islington North) y voyait le lendemain du vote l’expression de la colère des Britanniques contre les politiques menées depuis plus de 15 ans au Royaume Uni.
Tories et travaillistes ont effectivement soutenu des politiques libérales et austéritaires qui ont durement atteint les classes populaires, coupant en priorité dans le Welfare State, les aides au logement et les allocations (ces dernières voulues par le parti conservateur et avec l’abstention du groupe parlementaire travailliste – parlementiary labour party, PLP). Plus récemment, l’UE n’a pu relevé ses tarifs douaniers pour protéger l’industrie sidérurgique européenne et britannique face au dumping économique chinois, mais cet empêchement fut la conséquence du veto britannique qui négociait parallèlement 30 Mds £ avec des investisseurs chinois : les ouvriers britanniques de la sidérurgie – du Pays de Galles et du nord de l’Angleterre – avaient donc toutes les raisons d’en vouloir fortement tout à la fois au gouvernement Cameron et aux institutions européennes.
L’intégrité du Royaume Uni mise en cause
Le résultat – au-delà de la sortie programmée de l’UE – implique également une longue période de turbulence pouvant mettre en cause l’intégrité même du Royaume Uni.
Les Ecossais ont voté à 62% pour le Remain et le SNP et la Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, souhaitent désormais négocier avec le prochain gouvernement britannique un nouveau référendum sur l’indépenance écossaise pour permettre à leur nation de réintégrer l’UE et voir ainsi leurs intérêts mieux défendus. Au-delà du Labour Party, les conservateurs écossais eux-mêmes fortement engagés en faveur du Remain ont fait connaître leur intention de se séparer des tories anglais si Boris Johnson était nommé Premier Ministre.
Au Pays de Galles, le vote reflète à la fois la défiance de la classe populaire contre les tories et l’UE (cf. plus haut) mais aussi la question culturelle, puisque les comtés celtiques ont largement voté en faveur du Remain.
Plus grave et inquiétant, en Irlande du Nord (qui a voté à 54% pour le maintien du Royaume Uni dans l’Union européenne), la séparation entre le vote Leave et le vote Remainreproduit à quelques différences près (pour atteindre 54% il a bien fallu que quelques Protestants locaux votent pour le Remain) les divisions entre communautés nationalistes et républicaines d’une part (Remain) et communautés loyalistes et unionistes d’autre part (Leave). 18 ans après les Accords du Good Friday, ce serait une aggravation de la séparation entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, inacceptable pour les Catholiques irlandais ; Gerry Adams, Martin McGuinness et le Sinn Féin ont donc lancé un appel pour un référendum sur la réunification de l’Irlande afin de restaurer les intérêts de l’île et de sa province nord qui n’a pas souhaité le départ de l’Union européenne. A quelques jours du lancement des marches orangistes, la possibilité de la reprise des violences est plus forte que jamais dans ce pays qui a connu plus de 30 ans de guerre civile et plusieurs décennies supplémentaires d’une forme d’apartheid.
Tentative de « coup » préfabriqué au Labour Party
Si le Labour Party n’a pas su convaincre pour les raisons expliquées plus haut la totalité de son électorat de voter pour le maintien, deux-tiers l’ont cependant suivi et les circonscriptions de Corbyn et Abbott ont respectivement voté à 75 et 78% pour le Remain. C’est pourtant l’axe d’attaque choisi par députées travaillistes, Margaret Hodge (cette dernière est titulaire d’un compte off shore crédité de 1,5M£) et Ann Coffey, pour soumettre une motion de défiance au PLP à l’encontre de Jeremy Corbyn, au prétexte que celui-ci n’aurait pas suffisamment fait campagne pour le Remain.
On perçoit l’absurdité de l’argument – quelles qu’aient pu être les critiques bien légitimes du leader du Labour contre la dérive de la construction européenne : le Labour est le seul parti dont l’appareil ne se soit pas divisé entre tenants du Remain et du Leave, Corbyn menant lui-même de nombreux meetings avant même la fin des élections locales qui s’étaient conclues par une défaite des tories et la stabilité des travaillistes (sauf en Ecosse). Jeremy Corbyn avait lui-même indiqué dès les conclusions du sommet européens sur l’accord avec le Royaume Uni, que la classe ouvrière britannique – malgré la dérive ordo-libérale de l’UE – avait plus intérêt au maintien qu’à l’aventure isolationniste et plaidant pour une réorientation sociale et économique de la construction européenne.
L’objectif de l’opération était ailleurs. Depuis deux mois, le Labour Party était repassé en tête des intentions de vote en cas d’élections générales anticipées, devant les tories de Cameron. Avec le Brexit, la possibilité d’élections anticipées dans l’année qui vient était plus forte que jamais. Il s’agissait donc de se débarrasser d’un leader qui aurait pu alors devenir Premier ministre par tous les moyens, alors que l’establishment travailliste du PLP n’avait jamais accepté la victoire sans bavure de Corbyn en septembre 2015, certains des député(e)s (dont la regrettée Jo Cox) blairistes regrettant ouvertement d’avoir donné alors leurs parrainages à Corbyn pour permettre à ses amis et lui de s’exprimer. Le caractère totalement préfabriqué de cette motion de défiance a d’ailleurs été immédiatement dénoncée par les 12 syndicats ouvriers, membres du Labour et principaux bailleurs de fonds du parti. Cela n’a pas empêché les membres blairistes et brownistes du Shadow Cabinet d’égrainer toute la journée de dimanche leurs très agressives lettres de démission pour saturer l’espace médiatique.
Une confrontation ouverte sur la nature du Labour Party
La première confrontation entre le PLP et le leader travailliste a eu lieu hier soir lundi 27 juin 2016. Mais dans un contexte totalement imprévu. Plus de 10.000 manifestants sont venus devant Westminster – le parlement britannique – apporter leur soutien au chef du parti travailliste, face à la tentative de putsch que souhaite opérer contre lui le groupe parlementaire dominé par l’aile droite blairiste et browniste. Ce type de mobilisation est totalement inédit en Grande Bretagne.
Il y a cependant peu de doutes que le vote de ce soir du PLP aboutisse à la défiance ; mais les députés ont oublié que les statuts du parti travailliste ne permettent plus au seul groupe parlementaire de déposer le leader. L’une des questions importantes est de savoir si Corbyn souhaitera infliger à ses détracteurs une défaite en repassant devant une course au leadership, pour l’instant l’une des inconnues porte sur la capacité de Corbyn à se représenter directement comme leader sortant du parti, car si la conclusion de la commission statutaire du parti ne le permettait pas, il devrait (ou l’un de ses amis) se soumettre à la recherche des 50 parrainages parlementaires désormais nécessaires (35 seulement en 2015) qu’aucun n’obtiendra puisqu’ils ne disposent que d’une trentaine de soutiens parlementaires.
Les membres travaillistes du parlement semblent décidés à littéralement suicider leur propre parti par un calcul de haine et de revanche contre un leader politique – largement soutenu par la masse des adhérents, sympathisants et électeurs travaillistes (sans compter l’unanimité des syndicats) – qui a pour seul tort de ne pas appartenir à leur monde et d’avoir toujours tenu sur la cohérence de ses orientations politiques en faveur de la classe ouvrière.
Corbyn a compris l’attente du peuple britannique et de sa working class ; c’est donc la « révolution blairiste » – c’est-à-dire la conversion totale au néo-libéralisme – que ces députés souhaitent préserver au prix d’un effondrement du parti pour empêcher Jeremy Corbyn de devenir Premier ministre en cas d’élections générales anticipées.
C’est un combat à mort qui s’est engagé où une partie de l’establishment est déterminée à sacrifier les intérêts et les aspirations du peuple britannique pour préserver sa propre position hors sol. Ils n’ont pas compris que la désignation de Jeremy Corbyn en septembre 2015 comme leader du Parti travailliste avait engagé une transformation profonde duLabour où les militants, les sympathisants et les syndicalistes avaient décidé de reprendre le contrôle de leur parti et de remettre en cause les politiques libérales qui rassemblent dans une forme de consensus néfaste députés travaillistes, conservateurs et Lib-Dems.
Cet affrontement ne s’achèvera qu’avec la défaite totale des députés blairistes, menacés désormais par la base de perdre leur investiture (les syndicats et le mouvement corbyniste Momentum ont lancé la campagne #deselectthem pour contester l’investiture des sortants en cas de législatives anticipées), ou par une explosion du Labour.
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David Cameron aura par calcul de basse politique réussi à mettre en cause l’intégrité du Royaume Uni ; les Blairistes par calcul de basse politique pourraient désormais mettre en cause l’existence même de la gauche britannique.
Les coups de billard à 15 bandes qui sont à l’origine du référendum sur le Brexit n’ont pas fini de produire leurs effets…
[author ]Frederic Faravel – Blog[/author]