Nos démocraties européennes ne peuvent se priver d’avoir des principes. Tel est le message de réalisme que Fabien Chevalier, Président de Sauvons l’Europe, et Nicolas Tenzer, politiste, ont souhaité défendre dans une Tribune publiée par Le Monde.
L’élection de Joe Biden à la présidence des Etats-Unis et ses premiers discours ont rappelé l’importance des valeurs en politique. Il est de bon ton de moquer la prétendue naïveté des défenseurs des droits de l’homme. Les propagandistes des régimes autoritaires, en France, en Europe et ailleurs, assurent qu’il faut faire ami-ami avec des régimes criminels au nom de l’impérieuse nécessité du commerce et d’un prétendu réalisme qui indignait déjà Raymond Aron (1905-1983).
Or, tant le « génocide des Ouïgours » – selon les termes du secrétaire d’Etat américain sortant, Mike Pompeo (le 20 janvier), confirmés par son successeur, Antony Blinken – que la tentative d’assassinat d’Alexeï Navalny par les services de sécurité russes (FSB) et la répression menée par le régime de Vladimir Poutine ont commencé à éclairer d’une lumière crue l’indignité de ces propagandistes, mais aussi le danger qu’ils représentent pour la sécurité de l’Europe.
Or, cette Europe, précisément, est-elle capable de tenir une position ferme sur les droits ? Est-elle crédible et cohérente ? Le curseur se déplace vers la défense de la démocratie et de l’Etat de droit du côté de la Maison Blanche ; et l’arsenal de lutte contre la corruption, déjà amélioré par le Congrès, à bas bruit et de manière bipartisane, avant le 20 janvier 2021, devrait se renforcer. Mais l’Union européenne (UE) marque le pas, tant sur le plan interne que dans sa politique extérieure.
L’Union trouve ses racines dans les idéaux de paix, de démocratie, de transparence et de solidarité. Certes, gauche et droite s’affrontent dans les urnes, mais l’ensemble des formations démocratiques était, jusqu’à il y a peu, formellement d’accord sur un pacte social qui associait respect des droits fondamentaux, économie sociale de marché et primauté de la règle de droit.
Or, depuis plusieurs années, des gouvernements européens conduisent des politiques souvent qualifiées d’illibérales, qui pourraient apparaître comme le stade primitif du fascisme : persécution des minorités dites « ethniques » et sexuelles, mise au pas de la justice et de la presse indépendante, restriction des libertés, notamment universitaires, retour de l’antisémitisme et de la xénophobie, officialisation de certains discours complotistes, volonté de réécrire l’histoire. D’autres ont développé des réseaux de corruption, parfois proches du pouvoir, qui corrodent l’Etat de droit et sont pain bénit pour les influences étrangères.
Certes, aucun de ces régimes ne peut être comparé à ceux de la Russie et de la Chine qui commettent, pour l’un, des crimes de guerre, pour l’autre, des crimes contre l’humanité, sans parler des crimes et disparitions forcées à l’intérieur. Ne nous laissons pas prendre au « vous aussi, vous avez vos manquements » , qui est l’arme narrative préférée des dictatures dès lors qu’elles entendent minimiser leurs crimes.
Bien sûr que la légitimation de l’homophobie en Pologne n’est pas l’équivalent de la persécution des Ouïgours, ni la mise au pas des universités en Hongrie l’équivalent des crimes de guerre russes en Syrie. Mais cela ne les rend pas moins inacceptables.
Ne comparons pas non plus les prisons russes aux prisons françaises, aussi scandaleux que soit leur état. Quant à notre politique inhumaine à l’égard des migrants, voire des réfugiés politiques, elle ne permet pas de comparer la France au régime criminel en place en Biélorussie. Mais ne peut-on comprendre que l’exigence vis-à-vis des démocraties est légitimement infinie et que la moindre imperfection les affaiblit ?
La corruption allemande n’est pas non plus équivalente au système de pillage de l’Etat par la mafia de Vladimir Poutine, mais l’on ne sait que trop qu’elle a pu lui faire la courte échelle. En somme, ne comparons jamais une démocratie, aussi imparfaite soit-elle, avec une dictature, mais voyons comment nos faiblesses alimentent ce discours relativiste des extrêmes largement nourri par les régimes étrangers.
Comment ne pas voir qu’en nous accommodant du discours illibéral d’un Poutine sur les droits, la justice, la famille ou l’homosexualité par exemple, nous lui donnons des armes et perdons une partie de notre légitimité dans le combat contre la menace qu’il représente ? Comment ne pas saisir qu’ailleurs les discours et pratiques illibéraux s’accompagnent d’une compromission de l’élite dirigeante avec les dictatures russe et chinoise ? Comment ne pas observer enfin que, même dans le plus grand pays européen, l’Allemagne, une forme de corruption de l’esprit, sinon légale, des milieux d’affaires explique une compromission, menaçante pour l’Europe, avec le régime russe ? Et que, en France, même les réseaux d’influence des régimes russe et chinois compromettent la fermeté de notre réponse devant les menées des dictatures ?
Soyons clairs : il existe des degrés dans l’avilissement de la règle de droit et dans la corruption, de même qu’il en existe dans le crime et la répression. Mais comment ne pas comprendre qu’en Europe, même nos compromissions diminuent notre capacité de réponse aux régimes criminels russe et chinois ? Dans certains cas, c’est l’atteinte grave aux libertés qui est en cause – et c’est là notre première préoccupation en ce qui concerne la Hongrie principalement, mais aussi la Pologne. Dans d’autres cas, ce sont des phénomènes de corruption : cela vaut pour Malte, Chypre, la Bulgarie et la Roumanie.
Mais ne pensons pas que l’Allemagne et la France soient complètement sans reproches, tant en ce qui concerne le poids de la corruption, des réseaux d’influence que, parfois, l’application de la règle de droit, qui devrait être irréprochable. De manière générale, le moindre signe d’illibéralisme dans nos politiques – cela vaut aussi pour la France – est exploité par les dictatures et leurs alliés intérieurs. La chose est bien connue aussi en politique extérieure : nos discours en faveur des combattants de la liberté ou du caractère universel des droits de l’homme perdent toute légitimité à la moindre compromission.
Appartenir à l’Europe oblige au respect absolu de la dignité humaine et de la transparence démocratique. Si elle reste le continent où celles-ci sont le mieux garanties, un vent mauvais souffle de manière accrue. Nous affaiblissons nos pays et renforçons les régimes autoritaires, alors que, pour la population de ces derniers, l’Union européenne incarne encore un système démocratique désirable.
S’appuyer sur ce qui reste de ce capital oblige à un double changement. D’une part, nous devons être aussi intransigeants sur le respect de la règle de droit et des valeurs fondamentales que sur le refus absolu de l’impunité en matière de corruption et de trafic d’influence. Certains Etats ferment encore trop souvent les yeux sur l’étendue des opérations d’influence des pays étrangers que nous prétendons combattre. L’Europe de l’Ouest, pour cette raison, a perdu des leviers dans la discussion avec certains pays d’Europe centrale et orientale pour contrecarrer leurs tentations illibérales.
Ceci n’est pas sans lien avec la faiblesse de nos sanctions et actions envers la Chine et la Russie. Comment être crédibles dès lors que les intérêts particuliers seuls expliquent le projet d’accord commercial avec la Chine et l’entêtement de l’Allemagne à garder celui du gazoduc Nord Stream 2 en Russie ? Comment faire croire à la sincérité de nos sanctions envers le régime de Poutine sans mettre en place contre son premier cercle un système de sanctions personnelles d’ampleur, comprenant le gel et la saisie de leurs avoirs au sein de l’Union européenne ? Là aussi, action sur le plan extérieur et application des règles de droit les plus strictes sont liées.
L’Europe doit marcher d’un même pas sur les plans intérieur et extérieur. Aujourd’hui, l’un affaiblit l’autre. Demain, l’un devra renforcer l’autre. Les syndicats du crime ont toujours été spécialistes dans l’exploitation de nos incohérences et de nos lâchetés.
Cette tribune a été publiée dans Le Monde du 10 mars 2021.
[author title= »Fabien Chevalier et Nicolas Tenzer » image= »http:// »]Fabien Chevalier préside Sauvons l’Europe. Nicolas Tenzer est politiste, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (Cerap) et enseignant à Sciences Po Paris.[/author]
Comment ne pas applaudir ?
Mais reste à accomplir un travail déterminant : démontrer et prouver que le respect des principes a des résultats positifs dans le monde réel. Par exemple, démontrer que la proscription de l’homophobie rend l’ensemble des citoyens européens plus heureux, et l’Europe plus puissante. A dessein, je prends un exemple plutôt facile. Ensuite il faudrait faire de même pour la corruption. Et enfin pour la démocratie…
Oh, combien j’adhère aux convictions européennes que présente la tribune de Fabien Chevalier! Que de telles voix s’élèvent, remonte le moral quant à l’avenir de notre Europe dont je commençais à désespérer…
Et pendant ce temps là, les USA assurent la démocratie, le respect des droits de l’homme, dans son territoire et en Amérique du Sud et ailleurs. Mais bon, il n’est pas utile de fâcher notre partenaire fin démocrate.
Le chemin est encore long, très long, trop long pour l’avenir d’une Europe à laquelle j’aspire, profondément démocratique, respectueuse des droits de l’Homme, non corrompue, ni qui s’accommode un peu trop aisément de régimes plus ou moins respectables…cette tribune est remarquable en tout point.
Je m’interroge également, sur « l’opportunité » de la visite de nos dirigeants européens auprès d’Erdogan, n’allons nous pas, une fois encore montrer nos faiblesses face à ce dirigeant de plus en plus dictatorial, piétinant les droits humains et encore plus ceux des femmes, et là encore démontrer la faiblesse de l’Europe ?