Choc et confusion en Roumanie

Le moins que l’on puisse dire est que la Roumanie traverse actuellement une zone de fortes turbulences. Et si le second tour de l’élection présidentielle, prévu pour le dimanche 8 décembre, devait venir clore le cycle de l’une des quinzaines les plus angoissantes de l’histoire politique roumaine, la spectaculaire décision de la Cour constitutionnelle d’annuler l’ensemble du scrutin pour le reporter à une date indéterminée aura achevé de plonger le pays dans la plus grande perplexité.

Cette situation est rarissime dans un pays démocratique mais la décision courageuse de la Cour est pourtant la bonne: à la hauteur de l’enjeu, elle démontre la capacité de l’Etat de droit à se défendre face aux ingérences criminelles des affidés du Kremlin dans les processus électoraux des pays voisins. En s’attaquant à une démocratie membre de l’Union européenne, il est probable que les agents pro-Moscou auront cette fois sous-estimé leur proie. Et c’est tant mieux !

Les sondages totalement à côté de la plaque

Petit flash back : nous sommes le 24 novembre 2024, date du premier tour de l’élection présidentielle. Même si la qualité des instituts de sondage est notoirement mauvaise en Roumanie, l’un des enjeux principaux de ce premier tour semble devoir être de déterminer qui accompagnera le Premier ministre social-démocrate Marcel Ciolacu en finale deux semaines plus tard. En effet, malgré un recul manifeste d’élection en élection ainsi que son incapacité à l’emporter depuis deux décennies, le PSD n’a jamais manqué un second tour et rien ne permet de douter d’une nouvelle qualification du candidat social-démocrate. Concernant l’identité de son adversaire, le suspense était de mise avec trois noms se détachant :

  • le candidat d’extrême-droite George Simion dont le parti était en progression constante.
  • l’héritier potentiel du Président Iohannis au sein du PNL Nicolae Ciuca qui, malgré le recul très net de son parti du fait de la grande alliance avec le PSD, restait dans la course.
  • Elena Lasconi de l’USR, autre parti de centre droit, qui pouvait devenir la première femme Présidente.

A priori loin derrière, il était fort peu question d’un candidat pourtant encore plus radical que George Simion, l’indépendant Calin Georgescu. Relativement méconnu, il présente un profil très inquiétant : antisémite, révisionniste et ostensiblement pro-Kremlin. Pour ceux qui le suivaient, il s’était déjà fait remarquer par des propos faisant l’apologie de Codreanu et de Antonescu, deux ignobles fascistes de la pire espèce, le second ayant même outrageusement collaboré avec les nazis. Il nie la légitimité de l’existence de l’Ukraine et épouse totalement la rhétorique de Poutine concernant le conflit. Mais à priori, il ne présentait pas de danger, les sondages le plaçant aux alentours de 5%, ce qui semblait constituer son étiage naturel considérant l’absence d’un parti derrière lui, cumulé à la présence d’un autre candidat d’extrême-droite plus « raisonnable ».

Aussi les premiers retours en soirée faisaient l’effet d’une bombe avec la présence aux avant-postes de Georgescu, rapidement situé au coude-à-coude avec Ciolacu pour la première place. Le candidat de l’ultradroite réalisait alors une percée importante dans les zones les plus rurales de Roumanie, pourtant traditionnellement favorables aux sociaux-démocrates. Pire encore, il obtenait ses meilleurs scores dans les judete situés à la frontière ukrainienne, son discours semblant faire mouche sur un électorat craignant particulièrement une confrontation avec la Russie. La deuxième phase du dépouillement allait également révéler son lot de surprises : si la performance de Georgescu restait modeste dans les grandes agglomérations du pays à quelques exceptions près – notamment Constanta – il raflait la mise au sein de la diaspora, ce qui le plaçait alors nettement en avance. Le vote de la diaspora n’a jamais été très favorable au PSD – c’est elle qui avait assuré la victoire de Iohannis face à Ponta en 2014 – mais le plébiscite en faveur du candidat nationaliste n’était pas attendu. Enfin, l’effondrement de Marcel Ciolacu dans la capitale couplé à une surperformance d’Elena Lasconi parachevait l’ultime rebondissement : l’élimination du candidat social-démocrate pour 0.02% au profit de la championne de l’USR.

Ce premier tour s’achevait donc sur un dénouement inouï : la défaite du candidat du PSD, parfaitement inattendue, s’additionnait à celle de son homologue du PNL – qui réalisait par ailleurs un score désastreux – enterrant ainsi le monopole des deux partis ayant dominé la vie politique roumaine depuis la Révolution de 1989. Le duel final allait donc opposer la candidate d’un parti de centre-droit relativement mineur mais profondément pro-européen à un néofasciste pro-Poutine tellement détestable que même l’extrême-droite traditionnelle n’avait pas voulu de lui. Ce qui n’empêchait certes pas le représentant de l’AUR, George Simion, de lui apporter un soutien immédiat en vue du second tour. Groggy, Marcel Ciolacu annonçait quant à lui sa démission immédiate de la présidence du PSD.

Toutefois, la percée du candidat Georgescu allait rapidement poser question. Comment un candidat que personne n’avait vu venir était il parvenu à obtenir un score de 22% ? Très vite, des soupçons d’irrégularité portant sur sa propagande massive sur le réseau chinois TikTok, déjà hautement suspect, allaient émerger, mettant à jour une vaste opération de déstabilisation. L’utilisation illicite de fonds non-déclarés par le candidat, pour un total proche d’un million d’euros, allait mettre le feu aux poudres, entrainant l’intervention de la Cour constitutionnelle.

Les législatives comme session de rattrapage

Entre les deux tours ont eu lieu les élections législatives qui devaient être l’occasion d’une session de rattrapage pour les partis lourdement défaits lors du premier tour de la présidentielle, en premier lieu le PSD et le PNL. Mission partiellement réussie pour ces deux formations. Le PSD perd près de sept points par rapport à 2020 mais limite les dégâts en restant le premier parti du pays, récupérant notamment une partie de son électorat rural parmi ceux qui lui avaient fait faux bond lors de la Présidentielle. En obtenant près de 13% des voix, le PNL du Président sortant Iohannis fait nettement mieux que son candidat Nicolae Ciuca mais subit une perte assez importante en nombre de sièges. L’extrême-droite traditionnelle bénéficie paradoxalement de l’effet Georgescu qui, s’il a nui à son leader Simion lors de la Présidentielle, lui permet de devenir la seconde force du pays avec 18% des suffrages.

L’entrée au Parlement de deux autres forces ultranationalistes offre à l’extrême-droite dans toutes ses composantes près d’un tiers des sièges, ce qui est très inquiétant. Toutefois, l’addition des forces pro-européennes allant du PSD au PNL en passant par l’USR de Lasconi – qui n’a pas confirmé son bon résultat de la présidentielle – et le petit parti UDMR de la minorité hongroise permet d’esquisser la possibilité d’une majorité relativement confortable, en mesure de résister à une présidence Georgescu. Du reste, ces forces qui s’étaient durement affrontées durant la campagne et avaient annoncé, avant le premier tour de la présidentielle, qu’elles ne gouverneraient pas ensemble, prenaient finalement très rapidement la mesure de l’enjeu en faisant deux annonces conjointes : elles formeraient bien un front anti-Georgescu en cas d’élection de ce dernier et elles appelaient toutes à voter en faveur d’Elena Lasconi pour le second tour.

Or, à 48 heures de ce second tour à la fois attendu et craint comme étant potentiellement celui de tous les dangers, la Cour constitutionnelle prenait donc la décision d’annuler l’ensemble de l’élection présidentielle. Aucune date n’a été fixée à ce jour et le Président Iohannis s’est déclaré en mesure d’assurer la stabilité du pays jusqu’à la prochaine élection. Naturellement, le candidat Georgescu hurle au coup d’Etat mais il n’a pas été capable de démontrer la légalité des fonds incriminés. Tous les regards se tournent évidemment vers un une intervention d’éléments proches des intérêts du Kremlin. La manœuvre a échoué pour cette fois et, fort heureusement, la Roumanie ne deviendra pas une nouvelle Géorgie. Mais la situation reste tendue et nul doute que le nouveau scrutin présidentiel, dans quelques mois, se disputera à couteaux tirés.

Sebastien Poupon
Sebastien Poupon
Membre du bureau national de SLE, chargé de l’analyse politique.

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9 Commentaires

    • Absolument d’accord. Vu de loin, cela ressemble à « Les résultats ne conviennent pas à ce que souhaitaient les sortants et donc ils cassent la machine ! » C’est bizarre en démocratie…

      • Votre raisonnement ainsi que celui de Boostaldo ne passent-ils pas un peu trop rapidement par pertes et profits les données fondamentales que sont précisément la campagne Tik-Tok (les « influenceurs » étant une plaie gangrénant nos démocraties) et le doute sur le financement ? A vous suivre, le même phénomène se serait produit en Allemagne en 1933 – et on sait ce que cela a donné…

  1. L’article ne nous éclaire pas sur l’argumentaire de la Cour constitutionnelle. Par exemple, sait-on à quoi a servi le million d’euros illicite ? Ou encore, a-t-on constaté des manipulations lors du vote et/ou du dépouillement ? Quant au rôle des réseaux sociaux tels Tik Tok, il est hélas commun à toutes les démocraties et met sérieusement en péril leur fonctionnement. Il faudrait trouver le moyen de les rendre inopérants pendant la période électorale. Est-ce possible ? Je suppose que le texte de l’argumentaire de la Cour constitutionnelle est accessible.

    • Très bonne question ! J’ai fait quelques recherches… et n’ai trouvé qu’un communiqué officiel en langue roumaine résumant très brièvement la décision de la Cour constitutionnelle. On peut penser que, du moins dans un premier temps, l’intégralité de l’arrêt est accessible dans la même langue – mais Sébastien Poupon peut me corriger.

      Je crois en outre utile d’attirer l’attention sur le fait que, dans une chronique récente de la Fondation Jean-Jaurès, l’historien Alexandre Riou, spécialiste de l’observation de l’Europe centrale contemporaine, a présenté lui aussi une analyse approfondie de cet arrêt ainsi que du contexte dans lequel celui-ci s’est inscrit.

      • Bonjour Gérard,

        L’arrêt n’est effectivement disponible qu’en roumain donc si quelqu’un maîtrise cette langue, je suis preneur 😉

        J’ignore si Alexandre Riou parle roumain couramment mais je pense qu’il doit avoir au moins quelques connaissances basiques dans cette langue. Vous avez en tout cas raison de citer sa chronique, il est actuellement l’un des meilleurs spécialistes de la Roumanie.

        • Ma grand-mère ainsi qu’un de mes oncles, qui faisaient partie de la minorité hongroise établie en Roumanie, parlaient cette langue. J’ignore si je peux encore communiquer avec eux, qui ont rejoint le paradis (en tout cas, je suppose que c’est là leur lieu définitif de séjour) depuis quelques décennies déjà.
          Pour en revenir aux commentaires que j’ai stigmatisés, je me permets d’ajouter que la Roumanie, quelques siècles avant Ceaucescu, fut aussi la patrie d’un certain Vlad, qui passe pour avoir eu une incontestable prédilection pour faire empaler ses adversaires. D’une certaine façon, la montée des extrêmes dans ce pays pourrait être politiquement assimilée de nos jours à … un « empalage cadeau ».

  2. La vérité est que les gens commencent à se rendre compte que nous ne sommes pas une démocratie mais une comédie de démocratie totalement soumise aux intérêts d’une poignée d’ultra milliardaires globalistes qui veulent façonner le monde selon leur hubrys et l’intérêt de leurs actionnaires. Les roumains commencent à comprendre. Il n’ont pas envie de se faire dépouiller leurs terres agricoles et leurs ressources par Blackrock et Monsanto comme en Ukraine, ils n’ont pas envie non plus d’être entraînés dans une guerre contre la Russie. C bien dommage que ces soit uniquement l’extrême droite qui défendent la souveraineté des états. Il serait temps que la gauche se réveille. En tous les cas c’est un magnifique exemple de déni de démocratie auquel nous assistons en Roumanie. Les gens ont voté , le résultat ne convient pas au fameux “ camp du bien “ qui continue tranquillement son genocide en Palestine et au Liban, alors on annule et on revote jusqu’à obtenir un candidat bien servile, qui fera tout ce Mme Van Der Leyen lui demandera. C’est à gerber 🤮

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