La BCE vient de publier un document intéressant, donnant son analyse du marché du travail européen. A sa lecture, on ne peut cependant se défaire d’une certaine impression d’étrangeté. Ses deux conclusions majeures sont en effet, d’une part que la rigidité salariale à la baisse empêche la résorption de la crise de compétitivité, et d’autre part que le chômage est d’abord un problème structurel, à travers une explosion du mismatch, c’est à dire de l’inadéquation des qualification des chercheurs d’emploi aux besoins des entreprises. Le remède proposé est une bonne dose généralisée de réformes Hartz qui ont si bien marché en Allemagne.
Sur la nécessité supposée d’une baisse des salaires, il convient sans doute de se montrer un peu prudent. D’une part, la Grèce mise à part, les écarts de prix du travail sont relativement réduits dans la zone Euro si on les corrige de la productivité : moins de 10 % en 2008. La question centrale des entreprises n’est pas, en effet, combien me coûte une heure de travail dans tel pays, mais bien combien me coûte un travailleur pour fabriquer une valeur de 100 dans tel pays. D’autre part, la majorité des économistes considèrent que la modération salariale Allemande à partir de 2002 a moins à voir avec les loi Hartz qu’avec un accord global des partenaires sociaux. En ce sens, les références de la BCE à une décentralisation des négociations salariales touchent plus au but que des réformes dont la plus importante était la baisse de l’indemnisation du chômage, politique à laquelle la Commission s’oppose désormais avec chaleur.
Car l’analyse de la BCE sur la crise du chômage européen comme crise structurelle de qualification de la main d’oeuvre laisse totalement pantois. Ainsi, par la magie de la crise, une force de travail qui était plus ou moins adaptée aux besoins des entreprises deviendrait entre 2008 et 2009 soudainement inadéquate ? Un choc de productivité majeur a eu lieu qui a transformé profondément la majeure partie des métiers sans que les salariés ne suivent ? Une vague d’alcoolisme due à la crise a brusquement produit une foule d’handicapés ?
Le plus atterrant dans cette affaire est que ce débat, dans un contexte politique chargé, a eu lieu de manière très étendue aux Etats-Unis, où un consensus a fini par se dessiner sur le fait qu’il n’y a pas de mismatch structurel, mais une bête crise de la demande de travail. De ce débat américain, aucun argument ne se retrouve dans le papier de la BCE, ni aucune citation. La BCE donne la sensation curieuse de travailler en apesanteur et de postuler la singularité de l’espace économique européen par rapport au reste du monde. Les différences de prix du travail et de compétitivité sont au cœur de son analyse, sans aucune discussion de ce qu’il en est aux USA. Qui plus est, la BCE rejette l’explication d’un chômage purement géographique, avec des salariés formés dans un pays et les entreprises souhaitant les embaucher dans un autre. C’est bien à l’intérieur de chaque pays que les salariés sont devenus des inadaptés à la tâche productive !!!
Que nous disent les américains, à l’issue de leur débat national ? D’abord qu’il est relativement simple conceptuellement de distinguer une crise de la demande de travail (les entreprises n’ont pas besoin d’embaucher) d’une crise de l’offre de travail (il n’y a pas de salarié qualifié sur le marché du travail). Selon Paul Krugman, il suffit d’une part de vérifier si les entreprises tournent à plein régime ou ne trouvent plus de débouchés, et surtout si le chômage est fort dans quelques activités économiques alors que la demande non satisfaite est importante dans d’autres, ou bien si le chômage a partout augmenté. Pour le premier critère, la lecture des activités économiques sur le moral des entreprises européennes et leur carnet de commande renseigne : les entreprises n’ont pas aujourd’hui un besoin féroce d’embaucher. Pour le second, un rapide tour non exhaustif sur le site d’Eurostat ne m’a pas permis de trouver des masses d’activités en tension de main d’oeuvre ; le chômage augmente partout. L’idée américaine de départ que les travailleurs de l’immobilier qui savent planter des clous doivent apprendre d’autres métiers est reprise par la BCE, qui souligne bien l’importance du choc pour le secteur de la construction immobilière. Il est dommage que ce soit après que les américains aient fini par déterminer que même avec un nouveau métier, cet ancien ouvrier de chantier trouverait porte close dans les autres secteurs.
On peut alors imaginer soit que d’un seul coup, l’ensemble de la main d’oeuvre européenne est devenue inadaptée à ses tâches (c’est la thèse de la BCE), soit que ce phénomène est un élément conjoncturel qui va s’améliorer (la BCE l’admet pour partie, mais pas pour l’essentiel). Aux USA, le débat est tranché : c’est presque purement conjoncturel et les mesures montrent que la crise de mismatch a pris fin. Elle a été très violente, mais temporaire. Les américains auraient-ils appris à tout vitesse un nouveau métier dans « la vente par correspondance pour les nuls » privés du confortable état social des européens ? Ou bien les mesures du mismatch captent-elles en partie autre chose ? Car le phénomène est en apparence réel : un nombre important d’offre d’emploi existe, qui ne trouvent pas preneur.
Historiquement, le sujet s’était posé dans les mêmes termes, mais avec des instruments d’analyse moins sophistiqués (c’était avant Peter Diamond) aux USA lors de la crise de 29. Les entreprises se plaignaient de l’inadaptation des demandeurs d’emploi à leurs besoins. Ceux-là mêmes qui avant la crise, y étaient adaptés. Et lorsque sous le coup de la guerre l’économie repartit brusquement, les femmes pénétrèrent massivement le marché du travail et donnèrent apparemment satisfaction aux entreprises.
Ce précédent doit sans doute conduire à se méfier de l’impression des entreprises qu’elles ne trouvent pas chaussure à leur pied. On peut en réalité considérer que les offres d’emploi non souscrites sont en fait des fausses offres car l’entreprise n’a, dans la réalité, pas un besoin réel et vital de pourvoir le poste. Il s’agit d’une autre forme de réduction de la demande de travail : la montée en gamme. Là où, avant la crise, on aurait demandé pour une fonction d’achat une formation d’acheteur ou d’école de commerce, un an plus tard pour le même poste on recrute avec deux ou quatre années d’expérience, de préférence sur les produits très spécifiques qui intéressent l’entreprise. Au salaire du débutant bien entendu, la baisse des rémunérations proposées est très importante. Il n’est plus rare de rencontrer des offres de stage réclamant une expérience préalable dans le secteur, c’est à dire une demande de travailleur qualifié sur un besoin pérenne de l’entreprise, non payé. Au final, dans un contexte déprimé où elle peut faire sans le poste publié et le coût afférent, l’entreprise tend à ne recruter que si elle trouve un candidat exceptionnel.
Il est donc fort possible que ce que les mesures de la BCE enregistrent comme une brusque inadéquation des travailleurs recherchant un emploi aux besoins des entreprises soit en réalité un retrait progressif des entreprises du marché du travail, qui ne s’en disputent plus que la crème. Ceci expliquerait également pourquoi la BCE constate que ce phénomène est particulièrement fort chez les jeunes, qui sont dépourvus de l’expérience désormais demandée.
On ne prétend pas ici avoir raison contre la BCE à soi seul. En revanche, on s’interroge fortement sur la manière dont la BCE peut parvenir à une conclusion aussi contre-intuitive contre le consensus prévalent outre-atlantique, sans discuter un seul instant ni ce consensus, ni les critères d’analyse que ce débat a permis de dégager. Le tout en formulant des préconisations de réforme du marché du travail ayant un impact majeur sur la vie et la sécurité matérielle des chômeur.
La vraie question est celle d’une politique industrielle adéquate.
Les gouvernements s’acharnent à sauver des secteurs économiques en perdition structurelle (sidérurgie, certains secteurs automobiles…) au lieu de favoriser l’émergence de nouvelles activités. L’Europe dans son ensemble a systématiquement raté tous les marchés innovants significatifs depuis 50 ans. Voir par exemple le désastre de l’informatique ou le naufrage de l’électronique de salon.
Une politique industrielle européenne (comprenant le secteur tertiaire) intelligente serait la bienvenue. Mais on ne fera pas l’économie d’une réflexion sur les causes qui empêchent une activité spontanée de la part des acteurs économiques, en d’autres termes sur les freins à l’apparition d’entreprises innovantes.
Une partie de ces causes tient bien à l’éducation, insuffisamment tournée vers les métiers techniques ou vers les filières scientifiques. Une autre partie tient aux invraisemblables blocages de toutes sortes qui lient les entrepreneurs.
Les salaires, dans ce sombre tableau, sont un élément négligeable, d’autant plus que déjà, les entreprises savent se procurer du travail à bas coût (stagiaires gratuits, travailleurs clandestins, précaires de tous poils, etc…)
Et si la vraie question était : malgré le postulat du « consommer toujours plus », il n’est plus nécessaire que tout le monde travaille. La technologie a réduit la main d’oeuvre industrielle et maintenant, c’est le tour du tertiaire et des activités plus intellectuelles. Même l’innovation est touchée.
Dans nos pays dits développés, 70-80% de « travailleurs » suffisent. Avec une consommation plus raisonnée, ce serait 50%. Et qu’en sera-t-il dans 50 ans ?
Bien sûr, il y a d’importantes variations géographiques, les territoires étant en concurrence.
Nos sociétés doivent évoluer pour en tenir compte : chacun doit pouvoir être utile, apporter sa pierre à la société, d’une façon ou une autre.
Ce que vous dites résulte en effet des progrès considérables que les technologies ont apporté à la productivité, dont le taux est supérieur en valeur relative à celui de l’augmentation de la demande. Dont acte.Mais ne pensez vous pas qu’au delà même de cet élément un autre serait à considérer qui prenne en compte la nécessité de gérer autrement les ressources de la planète dont certaines sont déjà presque épuisées et, également, de repenser tout notre mode de vie pour préserver l’environnement, en particulier en gérant tout ce qui a à voir avec le réchauffement climatique?
Alors plutôt que d’exclure une partie de la population du monde du travail-la condamnant de ce fait à l’assistanat ou à la mendicité – ne serait il pas plus pertinent-c’est ce qui a été fait depuis l’apparition de l’industrie « moderne »-de se partager le travail en réduisant les temps hebdomadaires vers 32h,30h etc…?
L’analyse présentée me parait globalement pertinente. Elle rejoint -en partie au moins- celle de Jean Louis Beffa sur la prééminence de la nécessité d’innover plutôt que de réduire les salaires.
S’il est exact qu’une part des causes tient au fait de la désaffection dont souffrent les enseignements techniques et scientifiques il eut été juste de préciser qu’elles tiennent plus à des données culturelles qu’à une inadaptation des enseignements avec un bémol concernant les insuffisances d’équipements des établissements des enseignements techniques et professionnels.
Remarquable analyse.
Il m’a toujours semblé vital que le niveau Européen se dote d’une institution statistico-économique réellement pluraliste et indépendante (de la Commission, de la BCE et bien sûr du Conseil des Ministres).
On pourrait la placer sous l’autorité opérationnelle d’un Conseil Economique et Social Européen et relever du Parlement Européen (seul organisme élu et donc démocratique) pour le contrôle de son bon fonctionnement.
L’article « Les hallucinations de la BCE » est très bon , car il entre dans une observation détaillée des faits et des réactions quotidiennes réelles des entreprises ; et il critique les préconisations immédiates dangereuses de la BCE: il y a consensus actuellement sur le fait que fragiliser encore plus les chômeurs pendant une crise est contreproductif .
La réponse de Sasha est intelligente : elle se place à moyen ou long terme , dit des choses vraies sur les freins au développement ,mais ne contredit pas vraiment l’article sur la mauvaise méthode de raisonnement de la BCE , qui elle peut faire des dégâts à court terme .
A Hugues calliger
Heureusement vous étiez là pour apporter ce complément à l’analyse de Sasha dont je pense qu’il est d’accord là dessus et que cela ne lui avait pas échappé…et à moi non plus; mais vous avez raison on ne répète jamais trop ce qui est important.
excellent article! j’ai eu un peu peur au début en lisant une critique basique des difficultés d’appariement sur le marché du travail… mais ensuite, s’appuyant sur les analyses des chercheurs américains, l’analyse devient très pertinente et claire et … pédagogique!
Il conviendrait d’ajouter un complément relatif aux politiques publiques de l’emploi en particulier celles qui visent à intervenir sur le travail marchand. En examinant les résultats de ces politiques dans différents pays de l’OCDE et notamment de l’UE, on s’aperçoit que leur mise en oeuvre ne vient pas modifier les arbitrages des entreprises. En particulier, les politiques visant à favoriser le recrutement des jeunes ou le maintien dans l’emploi des seniors ne fonctionnent que lorsque les entreprises y trouvent un intérêt en particulier en fin de cycle de reprise conjonturelle lorsqu’elles sont confrontrées à une raréfaction de la main d’oeuvre ou à un niveau d’exigence salariale plus élevée des salariés. Et donc pour maitrîser leurs coûts salariaux elles utilisent les politiques publiques de subventions à l’emploi.
Autrement dit, l’Etat ne doit intervenir que sur le secteur non marchand et créer un environnement structurel favorable au développement de la compétitivité économique et de l’emploi.
Je suis d’accord, ce sont probablement des hallucinations; mais on est là au coeur du problème, le causes du chômage et comment le résoudre !
Il serait intéressant que votre asso élucide la manière dont ces rapports sont élaborés, et même contacter directement les rédacteurs, pour comprendre ; on dit la BCE a pondu un rapport, certes, mais ce sont des personnes précises, qui travaillent suivant une certaine méthodologie, qui répondent aussi à une demande, donc laquelle et venant de qui ? y a t il derrière des lobbies idéologiques ? ;il faut donc essayer de débusquer toutes les erreurs d’analyse, les dénoncer ici sur ce site, et ensuite faire des contre propositions .
En tous les cas, relater une certaine « étrangeté » du rapport de la BCE est sympathique mais me paraît totalement inopérant ; rapprochez vous au besoin de « Roosevelt 2012 » qui a, semble t il, travaillé sur ces questions.
Si vous en avez les moyens humains, je vous encourage à travailler ces questions du travail et du chômage , c’est complètement le coeur du sujet européen.
Merci et bon courage
La réduction du temps de travail est une condition neccessaire pour résister au chômage et à la guerre des salaires …
Le système k porte la guerre en lui, adaptons les besoins pour faire une Europe fédérale et sociale …