Lundi 23 mai, les sections du PS de Sc Po et de la Sorbonne organisaient une débat sur les révolutions arabes, auquel Sauvons l’Europe était invité. Ci-dessous un compte-rendu de cette réunion réalisé par Alexandre Garcia, que nous avons légèrement amendé.
Intervenants :
- Jean-Louis Bianco, ancien secrétaire général de l’Elysée, ancien ministre, actuellement président du Conseil Général des Alpes de Haute-Provence et député PS membre de la Commission des Affaires Etrangères de l’Assemblée Nationale. Il est président de la mission parlementaire sur l’Iran et la situation au Moyen-Orient, et membre de plusieurs groupes d’études, notamment sur le Tibet et le Kosovo.
- François Dumasy, historien, maître de conférences à l’IEP d’Aix, spécialiste de la période coloniale en Afrique du Nord (Libye, Algérie) et en histoire du colonialisme et du fascisme.
- Bassma Kodmani, chercheur associée au CERI-Sciences Po, chargée de mission au CNRS, directrice de l’Initiative Arabe de Réforme, consortium spécialisé dans la transition démocratique dans le monde arabe. Elle est spécialiste du Moyen-Orient et de l’islam.
Depuis le 17 décembre 2010 et l’immolation par le feu du jeune Tunisien Mohamed Bouazizi, le monde arabe a été secoué par une vague de révolte, dont les mots d’ordre ont été liberté et justice sociale. En remarque introductive, le modèle turc est présenté comme l’inspiration du projet de société des révolutionnaires. Les démocraties occidentales ont réellement pris conscience de l’importance du phénomène au moment de la guerre en Libye, cependant un comportement peu lisible perdure, notamment à propos de la Syrie, sur laquelle l’Europe reste très divisée.
Les causes profondes des révolutions arabes
Mme Kodmani cherche d’abord à isoler les facteurs qui ont réveillé ces velléités de révolte. Premièrement, l’Affaire Wikileaks, ayant révélé des documents diplomatiques qualifiant les régimes concernés de « prédateurs » et de « ploutocraties », ont favorisé la prise de conscience chez les populations étudiantes et intellectuelles. Dans un second temps, les réseaux sociaux ont permis d’organiser les actions et de répandre les informations d’une manière difficilement contrôlable par des appareils d’Etat obsolètes. Enfin, il faut considérer l’arrivée à maturation d’un cycle long, avec une génération qui n’a pas connu d’autre pouvoir et se trouve dans un monde adulte où il n’y a rien de prévu pour eux. Pourtant, du point de vue des diplomaties, le système politique paraissait inébranlable, fondé sur un équilibre entre le pouvoir, l’économie, le clientélisme et la corruption. Ce système oubliait simplement la variable « peuple ». On peut considérer le choix heureux des forces tunisiennes de ne pas tirer sur la foule, et le bilan humain existant mais relatif en Egypte (800 morts), qui facilitent la reprise d’un climat social apaisé après la révolution.
En tant qu’historien, M. Dumasy insiste sur la difficulté de dégager une explication monocausale, lorsqu’on ne sait toujours pas clairement ce qui a provoqué la Révolution Française par exemple. En Egypte, des luttes sociales sur le long terme préexistaient, notamment sur les salaires, mais aussi en Tunisie depuis 2008. Ces luttes sociales marquent la rupture du « contrat » de ces régimes autoritaires (privation des libertés contre bien-être économique). Pour citer Emmanuel Todd, l’explosion démographique conjuguée au manque d’emploi est le cœur du problème : sur 250 millions d’habitants dans la zone étudiée, 130 millions de personnes ont moins de 30 ans. Des jeunes diplômés, bien mieux éduqués que leurs parents se retrouvent privés d’ascension sociale alors que la corruption augmente.
Ce constat est à rapprocher de l’érosion des autocraties. La révolte tunisienne arrive dans un contexte où Ben Ali était déjà fragilisé par les velléités de pouvoir de Trabelsi. C’est également le cas en Libye où Kadhafi est un dictateur vieillissant, ainsi qu’en Egypte où une succession père/fils allait s’amorcer du côté de la dynastie Moubarak. La Syrie fait figure d’exception avec le jeune Bachar el-Assad, mais son accession au pouvoir avait réveillé une profonde attente de changement. Enfin, le printemps arabe marque l’échec d’un néolibéralisme sans démocratisation, à l’opposé de certaines théories quelque peu naïves. Saïf al-Islam, fils de Kadhafi, a fait ses études à la LSE ; et la Libye était encore reconnue comme un « bon élève » par le FMI en février 2011. L’absence de perspectives à long terme pour les jeunes a transformé leur frustration en une explosion révolutionnaire.
M. Bianco rappelle qu’une révolution est toujours une surprise. Dans le cas du printemps arabe, les causes ne sont pas les mêmes dans tous les pays. Néanmoins, le facteur principal semble être l’accumulation des problèmes sociaux de la jeunesse, face à une économie confisquée par la nomenklatura, comme dans le cas des révolutions de 1989 en Europe de l’Est. Les gouvernements « lâchent du lest » avec des réformes et ouvrent en réalité la boîte de Pandore. Il faut également tenir compte des alliances diplomatiques de ces Etats qui, paradoxalement, ont joué contre eux. La répression s’est faite sous les yeux du monde entier : quand on est allié avec les Etats-Unis, il est plus difficile d’écraser une rébellion, contrairement au cas de l’Iran par exemple. Par ailleurs, il faut se réjouir de l’échec des mouvements islamistes en Tunisie. En Iran, le contexte est bien différent : la bataille se déroule entre le Guide Suprême et le président Ahmadinedjad. Les Gardiens de la Révolution cherchent à prendre le pouvoir. Enfin, il est surprenant qu’il ne se soit rien passé de significatif en Algérie. Les opposants étaient-ils trop marqués ethniquement (« trop kabyles ») ? Le gouvernement a-t-il déjà beaucoup concédé économiquement ?
A cette interrogation, Mme Kodmani répond qu’en Algérie, personne ne peut supporter l’idée d’un retour à la violence de la guerre civile des années 90. Si la jeunesse se révolte en Algérie, l’armée tirera-t-elle ? Mme Kodmani pense que non.
La menace de l’islam radical
Les évènements arabes font émerger la crainte d’une montée de l’islamisme radical, au vu de l’apparente absence d’influence de la pensée occidentale dans l’esprit des révoltés. A travers ses expériences, M. Bianco a constaté une division entre les islamistes traditionnels et ceux qui partagent une conception plus laïque du pouvoir. Mais ces bonnes paroles représentent-elles une posture tactique ou une évolution provisoire ? En Egypte, les Frères Musulmans sont agités par un débat vif entre les générations. La philosophie politique est différente. La jeune garde veut se démarquer des anciens : M. Bianco a récemment assisté à une réunion du mouvement où l’on pouvait voir les hommes boire du vin et les femmes afficher une tenue décontractée. On peut s’attendre à une bonne surprise. En conséquence, le vocabulaire guerrier dans la veine de la « croisade » de Claude Guéant est à éviter absolument.
M. Dumasy apporte un éclairage sur le mode d’action politique des Frères Musulmans. Pour le mouvement, la lutte armée n’est plus une option envisageable ni souhaitable : le modèle de l’islamisme modéré au pouvoir actuellement en Turquie semble être privilégié, ce qui crée une rupture entre les salafistes radicaux et les Frères Musulmans. On assiste à une gentrification des partis dans cette mouvance, qui acquièrent un score proche du FN de Marine Le Pen en France. L’influence des modes de vie globalisés est incontestable, mais le modèle « moderne » iranien semble parfois prendre le pas sur le système turc jugé trop occidentalisant. Va-t-on vers la « bonne gouvernance » ? Il y a un mimétisme dans l’appropriation des droits de l’homme, mais pas une adhésion totale. L’Europe a perdu en crédibilité, mais également les Etats-Unis (position dans les cas égyptien, syrien, israélien et yéménite).
Mme Kodmani qualifierait l’islamisme comme un facteur plutôt qu’un danger. Les islamistes modérés sont déjà intégrés dans le système, ce qui est un constat rassurant : l’islam politique est beaucoup moins inquiétant que le non-politique dans les cas étudiés. On ne retrouve plus le vieux discours identitaire d’un « peuple élu » qui devrait étendre la charia au monde entier. L’islam politique comprend aujourd’hui les variables politiques et économiques nécessaires à un pouvoir viable. En ce sens, l’exemple des incendies d’églises chrétiennes au Caire est significatif : on s’est finalement aperçu qu’il avait été commis par des pro-Moubarak pour semer le chaos. Si des conflits entre musulmans et chrétiens perdurent, on peut considérer certaines déclarations comme rassurantes, notamment en Turquie, où un responsable de la mouvance a déclaré que la liberté de croyance et de conversion est autorisée en islam.
M. Bianco aborde quelques éléments du « modèle iranien » : la République Islamique est née d’une conjonction entre l’extrême-gauche et l’islam. Ainsi, malgré la charia et le contexte extrêmement trouble des dernières élections, il existe quelques éléments de démocratie en Iran. Le pouvoir du Parlement est conséquent et l’on a assisté à des débats télévisés libres lors du dernier scrutin. Il n’y a plus vraiment de choc des civilisations : le mode de vie s’occidentalise, favorisant les (encore très modestes) avancées sur les droits de l’homme et la place des femmes, au demeurant plus présentes au Parlement qu’en France où elles ne représentent que 12 % à l’Assemblée Nationale.
La gauche française et les révolutions arabes
M. Bianco soutient que la gauche française a été moins spectaculairement mauvaise que la majorité présidentielle sur la question arabe (réception de Kadhafi en 2007), mais pas fondamentalement différente. A la question « Pourquoi aider la Libye et pas le Bahreïn ? », il répond que des principes universels sont nécessaires mais qu’on ne peut pas toujours les appliquer partout de la même manière. Les révolutions arabes ont permis un rappel à l’ordre sur les valeurs de la gauche. Il ne faut pas oublier qu’en Libye, ce fut un miracle d’obtenir l’aval de l’ONU pour une intervention. La Chine et la Russie ont accepté d’aborder des sujets qu’ils refusent en bloc habituellement, comme la Cour Pénale Internationale. De fait, on ne peut pas renouveler le « miracle » onusien pour le Bahreïn, le Yémen ou la Syrie.
M. Dumasy se demande s’il existait réellement une position de gauche. Le PS a peut-être trop suivi le train-train d’une perspective européenne de la diplomatie, qui pourtant n’existe pas réellement. Plus généralement, les désastres MAM et Boillon ont révélé ce qui n’allait pas avec la position française, trop axée sur une dimension économique et sécuritaire. Les projets de libre-échange avec la Méditerranée comme l’UPM ont eu pour effet d’ajouter un peu de légitimité aux régimes autoritaires, en leur donnant plus de temps. M. Dumasy évoque des études de Bercy et du Quai qui démontrent qu’un libre-échange total entre les deux rives aurait été mortifère pour le sud. Le « panier social et droits de l’homme », quant à lui, a été délaissé depuis le sommet de Séville, alors qu’il avait une place importante dans le processus de Barcelone. Le paradigme sécuritaire est repassé devant, ce qui a eu pour effet de légitimer les dictateurs en « remparts » contre l’islamisme, en réalité donnée négligeable. Les révolutions arabes ont démontré la faillite de l’idée un peu « magique » de la démocratisation par l’économie. Il faut ajouter à ce constat la politique « humiliante » de l’Europe (Turquie et Méditerranée), privilégiant le partenariat à l’intégration. Alors que les Européens investissent peu en Afrique du Nord, l’Europe manque d’une réelle politique coordonnée. Le dogme libre-échangiste s’avère contre-productif et l’obsession européenne sur l’immigration manque le coche des profondes mutations sociales dans les pays du sud. La Tunisie accueille actuellement des centaines de milliers de réfugiés libyens. Pourtant elle reçoit très peu en soutien de la part d’une Europe « forteresse » qui elle, remet en cause l’acquis de Schengen dès l’arrivée des premiers migrants à Lampedusa.
L’influence de la gauche dans la construction d’une diplomatie européenne
Le sujet donne lieu à une intervention de Fabien Chevalier, Président de Sauvons l’Europe, sur les rapports qui se construisent entre l’Europe et le Maghreb. Il identifie comme un des points clés les échanges universitaires, dont on a tendance à oublier qu’il se fonit dans les deux sens : Maghreb/Europe mais aussi Europe/Maghreb, donnant lieu à un enrichissement mutuel. Il fait ainsi la présentation du projet porté par l’association d’un programme Averroès: le projet d’un Erasmus méditerranéen a été déposé au Parlement européen par un groupe de députés comprenant notamment Vincent Peillon. Il rappelle également qu’en France, l’immigration est bénéfique économiquement : on considère qu’elle rapporte 12 milliards d’euros par an. Le dépassement de l’idée de peuples « non faits pour la démocratie » est vital, tout comme la fin d’une persistante approche condescendante et vexatoire (les déclarations de Claude Guéant à propos d’une Europe qui « n’a pas besoin de maçons » montrent le travail qu’il reste à accomplir). C’est une conception européenne, nationale et partisane qui est à revoir de fond en comble : l’Europe s’est construite sur les droits de l’homme. Pourtant l’intervention est difficile du fait des grandes divergences de politique extérieure.
M. Bianco voit le contexte actuel comme une chance pour la gauche. L’exemple du mouvement du 15-M en Espagne donne à réfléchir pour la gauche française. La politique du PSOE a été vue comme à peine différente d’une politique de droite. Face à la déliquescence des finances publiques, le PS doit relever le défi délicat de poursuivre l’austérité : il y aura « du sang et des larmes », mais des rêves aussi. L’immigration est une question difficile car l’électorat populaire n’est pas vraiment progressiste (Hubert Védrine le qualifie de « conservateur »). A ce titre, des discussions bilatérales avec les grands foyers d’immigration semblent représenter une bonne piste. Faut-il pour autant admettre qu’une politique étrangère commune n’existe pas et « n’est pas prête d’exister » ? Il faut reconnaître que Catherine Ashton n’a aucune influence. Les pays du sud ont besoin de coopérations concrètes pour l’emploi, l’économie, la formation et non pas d’un grand système grandiloquent mais immobile. Il s’agit d’abord d’être cohérent sur la question des droits de l’homme en Europe, puisque les rapports de force sont encore trop présents.
Mme Kodmani déplore que la question de l’immigration soit uniquement abordée sous l’angle de l’intérêt économique européen, de manière purement électoraliste. L’ « immigration choisie » est un concept égoïste, mais dont les raisons sont liées à nos intérêts économiques. Il faut mettre en place un cadre de discussion pour entendre les intérêts du sud. Les études économiques sur la question doivent être plus médiatisées pour faire revenir le débat dans la sphère du réel et le dépoussiérer des préconceptions. Les Nord-africains veulent accéder aux opportunités européennes certes, mais ils expriment toujours un ardent désir de retourner dans leur pays.
M. Bianco ajoute que le gain de 12 milliards par an sur l’immigration doit beaucoup aux bénéfices en termes de coûts de retraites. Les coopérations nord/sud doivent être plus médiatisées : la gauche veut en débattre sérieusement et les mass-média ont une importante responsabilité à assumer.
D’après M. Dumasy, la politique étrangère européenne est une chimère. L’Europe n’est pas outillée pour répondre à ces questions. Pour les dettes souveraines, la solution a été en partie extérieure avec l’aide du FMI ; et sur la crise politique et sociale, l’Europe n’a rien à offrir. L’Europe sociale manque toujours à l’appel alors qu’un discours commun sur la Sécurité Sociale et le modèle de l’Etat-providence pourrait être la valeur ajoutée fondamentale de l’Union à l’étranger.
A ces mots, M. Bianco répond que le PSE a produit récemment un beau texte de gauche de réformes structurelles du système social européen. Il évoque notamment le travail conjoint du PS et du SPD qui a débouché sur une historique déclaration commune : le texte de proposition d’une taxe Tobin a été déposé en même temps par les gauches française et allemande dans leurs parlements nationaux respectifs.
Questions-réponses : et maintenant ?
Arthur Colin, membre de l’association Sauvons l’Europe, fait part de son expérience en Tunisie. Il confirme qu’il a bien observé une césure entre générations, qui donne lieu à des divisions politiques importantes. Il a croisé des islamistes « sans le savoir », qui font la part des choses entre le gouvernement et les peuples. Ils ont moins d’idées préconçues que leur aînés et sont très pragmatiques. Ils ne mythifient pas le système français, disant que « Sarkozy gère le pays comme Ben Ali ». Ils n’ont pas de problème avec l’Europe mais ne sont pas spécialement demandeurs, ils souhaitent un cadre de négociations commun et équilibré. Reconnaissant qu’il ne faut pas ouvrir les vannes de l’immigration, ils sont cependant outrés par la situation à Lampedusa. Les jeunes attendent surtout un accord clair et respectueux avec l’Europe. Enfin, il précise que les étudiants ont plutôt joué un rôle dans le deuxième temps de la révolution, y compris ceux qui revenaient de France.
Mme Kodmani approuve cette analyse. Les Tunisiens et Egyptiens se retrouvent irrités par l’offre de soutien financier spéciale « droits de l’homme et démocratie ». Maintenant que la révolution est faite, où mettre cet argent ? Les ONG sont inondées de ces crédits, qui sont problématiques car ils pourraient maintenant favoriser le retour de la corruption. Aujourd’hui, ces pays n’ont besoin que de commerce et d’investissements économiques.
M. Dumasy insiste sur la leçon d’humilité que représentent ces révolutions pour l’Occident. Au niveau économique et social, on voit clairement une condamnation du libre-échange : il est nécessaire de créer des espaces régionaux avant d’ouvrir les portes à tout-va. L’aide au développement, quant à elle, ne doit pas consister qu’à allouer des fonds ; elle doit accompagner la transition économique de ces Etats qui sont victimes de l’absence d’activité à valeur ajoutée, alors qu’ils disposent d’un très bon système éducatif. En réponse à une question sur l’aspect « Facebook », M. Dumasy rappelle que les réseaux sociaux étaient le fait de la bourgeoisie, quand bien même le prolétariat était exploité et broyé par un discours beaucoup trop productiviste, qui n’était plus tenable pour la situation économique de ces pays. L’immigration doit éviter deux écueils : la migration de la « misère » et l’immigration choisie.
Une question a trait au profil des immigrants : sont-ils des déchus du système Ben Ali ou des pauvres qui n’attendaient que la « chute des barbelés » ? Les intervenants conviennent qu’il n’y a pas de certitude à ce sujet, mais que les migrants appartiennent surtout à la deuxième catégorie. En effet, les débouchés économiques n’apparaissent pas du jour au lendemain après une révolution. Arthur Colin répond que du point de vue de la Tunisie, les émigrés partent principalement du sud, où la révolution a commencé (dans la violence). Ils cherchent un métier car ils savent qu’il n’y a pas d’infrastructures dans leur région (pas de routes), d’où un certain pic d’émigration dû à la « chute des barbelés » et à la prise de conscience d’une liberté personnelle conquise dans la lutte contre la dictature.
Par rapport à la situation en Libye, Laurent Macaire, également membre de Sauvons l’Europe, fait remarquer que l’Europe ne dispose pas de politique de défense, ni de politique extérieure commune. Il ajoute qu’on ne semble pas gagner contre un Kadhafi bien protégé, à voir la récente décision de l’OTAN d’envoyer des hélicoptères de combat. D’où la question : a-t-on appuyé une révolution libérale ou une guerre civile ?
M. Bianco rappelle l’absence d’autre alternative en Libye. Que pouvait-on faire d’autre ? Ne pas intervenir ? Irresponsable. Intervenir à pied ? Impensable. L’intervention en Libye émane de la volonté de la France et du Royaume-Uni, alors que les Etats-Unis ont affiché un comportement plutôt frileux au départ. Cependant, elle dispose d’un fort soutien en Libye, où les rebelles disent ne « pas en vouloir » à l’OTAN à propos des bavures dans les bombardements. Il faut garder à l’esprit que ces rebelles sont des gens qui apprennent à se battre. A l’aune des bombardements de Tripoli, le régime devrait se déliter, mais la conclusion du conflit peine à arriver, faute de clarté et/ou de volonté politique. Mais il n’y a pas d’autre alternative. La Côte-d’Ivoire est un cas très similaire.
Mme Kodmani évoque le succès du principe de responsabilité de protéger dans le cas libyen. L’UE, l’ONU et l’OTAN, par leur intervention, ont évité aux rebelles une défaite et de nombreux massacres. En ce sens, l’action occidentale en Libye ne s’apparente pas à du « vol de révolution » : Kadhafi est un monstre pour la grande majorité de la population libyenne. La question du pétrole peut être considérée comme un lien sûr, mais la Libye n’est pas anti-occidentale en l’état des choses. Sur une note un peu plus sombre, les révolutions n’auront peut-être pas des issues heureuses partout : de violents clivages ethno-religieux ont été manipulés par les dictateurs et risquent de perdurer.
En conclusion, M. Dumasy démontre que les révolutions arabes n’ont pas que la démocratie comme enjeu. En Libye, un pays sans réelle histoire indépendante, une façade tribale est apparue mais une nouvelle génération de jeunes est un facteur d’unité. En Syrie et au Yémen, on ne se bat pas uniquement pour le droit de vote. Ce qui se passe en Libye n’est pas une guerre civile mais bien une révolution. En revanche, l’échec d’une réponse rapide au conflit risque de renforcer l’efficacité de l’oppression en Syrie et au Yémen [la conférence, tenue le 23 mai, n’a pas pu tenir compte des évènements survenus très récemment au Yémen].
Merci pour ce compte rendu, riche et porteur. A la lumière du projet Averroès qu’il évoque, voire des positions récemment prises par Mme Ashton sur le soutien que l’Europe doit et peut apporter à l’émancipation politique, sociale et spécialement féminine en ce printemps arabe, il importe en effet d’offrir un cadre clair et souple à des négociations entre l’Europe et les autres peuples méditerranéens : dans cette perspective, l’UPM est à repenser d’urgence, solidairement, courageusement.
La figure, plusieurs fois millénaire et toujours novatrice, de l’immigrée phénicienne EUR-OPE qui fut la première à porter ce nom de VASTE-VUE et qui nous l’a transmis – avec l’art nautique autant qu’alphabétique devenu vite indispensable aux communications – recèle encore une énergie suffisante pour ouvrir les perspectives de l’Union Européenne, même dans les tempêtes qu’Europe ainsi que l’Europe ne cesse d’affronter.
[…] organisée avec la section socialiste de Sciences Po et Sauvons l’Europe, portait sur les révolutions arabes, avec pour invités Jean-Louis Bianco (PS), François Dumasy (IEP Aix) et Bassma Kodmani […]