Le Professeur Dai Bingran, lauréat du Prix Jean Monnet 2008, détient la chaire Jean Monnet à l’Université Fudan à Shanghaï, Chine. Il a notamment réalisé la première traduction des traités européens en chinois. Il était rencontré par Henri Lastenouse, Secrétaire général de Sauvons l’Europe
La Chine est en passe de devenir la première puissance économique au Monde. Comment réagissez vous ?
Il y a un côté naturel à cette situation, vu que nous avons la population la plus nombreuse au monde… Sur le temps long, c’est une position que nous occupions déjà au 17ième siècle. Avant 1949 et la « nouvelle Chine », ma ville Shanghaï était aussi importante et aussi développée que Tokyo ou Hong Kong…
Mais sommes nous pour autant devenus le pays le plus riche au monde ? Naturellement non. D’ailleurs, regardons notre PIB par habitant. Nous sommes autour de la centième place dans le classement du FMI. Le chemin de notre développement est encore très long …
Prenons le logement. Beaucoup de familles partagent toujours leur appartement. Sans parler de l’explosion des prix. Un exemple : J’ai acheté mon appartement il y a dix ans. Mon salaire mensuel valait 1m2. Aujourd’hui c’est 3 mois de salaire pour 1 m2 ! Et pourtant mon salaire a entre temps doublé !
En même temps, J’appartiens encore à une génération qui se souvient… Je suis né en 1940. Nous avons eu plus de 20 millions de morts pendant la seconde guerre mondiale. J’ai passé mes 40 premières années dans un état de manque matériel permanent. Même pour acheter une boite d’allumettes, il fallait un bon d’achat ! Alors si je regarde ces 30 dernières années…quel chemin parcouru !!
Qui connaît Jean Monnet en Chine ?
C’est un peu comme chez vous…pas grand monde dans la rue ! Moi qui suis « Professeur Jean Monnet », j’ai une petit expérience de la question quant je tends ma carte de visite ici en Europe !
Les chinois connaissent mieux Marco Polo et le général De Gaulle ! De Gaulle est connu pour son indépendance vis à vis des américains et pour être le premier dirigeant d’importance à avoir reconnu la République populaire de Chine en 1964.
Le chinois de la rue connaît l’Union Européenne car il sait que l’Europe est le premier partenaire commercial de la Chine. Et puis c’est une alternative séduisante aux Etats Unis …
On ne va peut être pas le reconnaître facilement, mais votre modèle est peut être plus proche de nos aspirations que le modèle américain. Notamment, votre souci d’équilibre entre l’économique et le social. Votre Welfare State est une expression aboutie de l’exigence de tous d’une justice sociale.
Je m’amuse souvent à faire constater que l’état providence n’a pas ruiné la Suède ! Les « assistés » Suédois vont bien au travail tous les matins et leur économie est performante…
Que vous inspire le débat sur les différences de valeurs entre la Chine et l’occident ?
Il ne s’agit pas aujourd’hui de différence de valeurs, mais de bien de priorités dans un contexte donné.
Chacun décide de ses priorités selon son environnement. Nous avons eu tous faim en Chine, et alors peu importait les enjeux d’environnement et de protection des droits de l’homme. Ce n’est qu’aujourd’hui que le développement économique de la Chine permet d’envisager des avancées réelles en matière de droits de l’Homme et de protection de l’environnement et à terme de démocratie. Les jeunes générations sont beaucoup plus exigeantes sur ces questions.
Quant j’étais jeune, on ne critiquait rien, surtout pas nos dirigeants ni le parti. Aujourd’hui, le débat existe. Je peux vous donner une interview sans risquer la prison. Le petit livre rouge de Mao appartient désormais au monde des collectionneurs…
Faut il espérer voir un jour un président de l’Europe et un président chinois élus au suffrage universel ?
Notre « culture ancestrale » est celle de l’obéissance à l’empereur, pas vraiment Tocqueville. Nous portons également un trauma lié à notre histoire récente. Nous avons connu le chaos de la guerre civile et de la révolution culturelle…
Pour moi, des élections présidentielles aujourd’hui en Chine seraient le chaos.
En Europe vous avez basé le développement de la démocratie sur l’émergence de classes moyennes. Nous en sommes loin en Chine. Les classes moyennes sont très très faibles chez nous.
Pendant la révolution culturelle, la « liberté » par la base et sans éducation nous a mené au bord du gouffre et de la faillite. La démocratie ça se prépare pour réussir.
Un exemple avec les transports publics. Dans ma jeunesse, les billets étaient très bon marché, mais beaucoup resquillaient quant même, car ils étaient trop pauvres pour payer. Aujourd’hui, le prix du billet est bien plus cher mais personne ne fraude car le prix correspond au revenu moyen des gens. Ils peuvent se le payer.
Pour moi, s’il y avait des élections présidentielles aujourd’hui, on finirait avec plusieurs présidents en compétition !!! Le changement en Chine, ce ne sera jamais comme la fin de l’URSS. Les choses doivent se passer graduellement…
En ce qui concerne l’Europe, pourquoi élire un président de l’Europe au lieu d’améliorer graduellement votre construction européenne ? C’est d’ailleurs ce que vous faites avec le traité « fiscal compact », et l’Union Bancaire ? Rien ne vaut une approche step by step.
Le monde ne sait pas ce que pense la Chine, cela n’aide pas en terme d’image…
Nous ne voulons ni conquérir ni dominer quiconque. Nous cherchons une prospérité matérielle qui nous a totalement manquée pendant tout le vingtième siècle.
On ne peut pas séparer la Chine du reste du monde – notamment avec internet – Dans ma jeunesse, nous étions coupés du monde, mais aujourd’hui nous ne sommes plus une île !!
Une chose m’inquiète, c’est l’écho du nationalisme chinois anti-japonais chez nos jeunes générations, qui n’ont aucune mémoire personnelle des évènements de la dernière guerre. Ce conflit autour des îles est un symbole de l’échec de nos relations avec le Japon et c’est si dommage, car les Japonais ont beaucoup apporté au développement de notre économie.
Les européens associent aujourd’hui la Chine avec le déclin de leur industrie et de leur confort de vie. Est ce compréhensible pour vous ?
Le transfert des industries c’est avant tout la mondialisation. Et la mondialisation c’est d’abord le choix politique d’autoriser la libre circulation des facteurs travail et capital hors des frontières. En même temps, la quête du profit, elle n’a pas cessé ! Alors quant la Chine s’est ouverte au monde durant les années 80, ce fut la ruée …
Il n’y a pas eu de « manipulation » au delà d’ouvrir nos frontières à partir de 1980. Oui, nous avons une réserve de main d’œuvre bon marché. Ce n’est pas une stratégie en soi, c’est un fait qui s’impose à nous et que nous devons gérer. Ce qui s’est passé avec la Chine est d’ailleurs historiquement le même phénomène observé avec le Japon dans les années 50 et 60 puis ensuite avec les tigres asiatiques. C’est le cours naturel des choses en économie de marché…
Un jour nous serons aussi dépassés par ce même phénomène. A nous de réfléchir en terme de valeur ajoutée. C’est le défi qui nous attend vous et nous. Monter autant que possible dans la chaîne de valeur. Pourquoi, en Europe, craindre que l’innovation et la créativité puissent avoir une fin ? C’est un phénomène vieux comme le monde, qui va continuer et où tout le monde peut être gagnant.
Enfin, parlons de notre « fameux » surplus commercial lié à nos exportations. Les trompettes du mondial de foot en Afrique du Sud étaient chinoises et vendues 10 à 20 fois leur prix de sortie de nos usines. Interrogez vous alors sur les profits réalisés hors de Chines par vos acteurs économiques sur la base de nos surplus d’exportation ! Quid de la responsabilité des consommateurs européens ?
Bravo et merci, Henri, pour cette excellente interview qui donne à penser !