Hommage au parcours européen de Jacques Delors par Lorenzo Consoli, ancien président de l’Association de la Presse internationale à Bruxelles, correspondant de l’agence de presse italienne ASKA News à Bruxelles. Première publication en Italie à retrouver ici. Version française adaptée par Henri Lastenouse.
Se souvenir de Jacques Delors, décédé à l’âge de 98 ans le 27 décembre 2023, c’est rappeler une décennie historique, celle de ses trois mandats, de 1985 à 1995, moment fondamental pour le processus d’intégration européenne.
Avant lui, le président de la Commission n’était guère plus qu’un haut fonctionnaire européen anonyme. C’est Jacques Delors qui a donné à cette fonction une dignité et un statut nouveau, reconnus plus tard par tous, égal à celui d’un chef d’État et de gouvernement, notamment dans les cénacles internationaux.
Une force de persuasion incontestable
Dès sa nomination, Delors a immédiatement posé le problème de la relance du processus d’intégration européenne, alors en crise grave, après le premier grand succès de l’unification douanière, 17 ans plus tôt.
La réponse apportée, qui a commencé à être appliquée immédiatement, a été de réformer les procédures de décision au sein des instances européennes. Cela au service d’un autre objectif, celui de la réalisation d’un Marché Unique à réaliser pour le 1er janvier 1992. Delors opérait la transformation du Marché Commun, c’est-à-dire principalement une Union douanière, en un véritable marché européen intégré, autour des libertés de circulation et d’installation pour les personnes, les biens et les services déjà visées dans le traité de Rome.
Le véritable chef-d’œuvre de Delors fut de parvenir à convaincre les États membres de procéder, après 30 ans, à une première véritable modification en profondeur des traités de Rome de 1957. Ce fut l’Acte unique, qui élargit entre autres les quelques compétences communautaires alors existantes (essentiellement la politique agricole et le marché commun) aux secteurs de la recherche et de l’environnement, et surtout introduit le vote à la majorité qualifiée au Conseil pour toutes les questions liées à l’achèvement du Marché Unique, mettant fin à la paralysie provoquée par le principe de l’unanimité, imposé par la France gaulliste après la « crise de la chaise vide ».
La planification de l’objectif stratégique d’un Marché Unique pour 1992 s’est notamment faite à travers deux documents clés :
- Un premier « Livre blanc » qui a identifié toutes les mesures législatives (plus de 200) nécessaires pour mener à bien la mission.
- Ensuite, un rapport sur le coût de la « non-Europe » qui démontrait les avantages économiques de l’élimination des barrières au marché unique qui existaient alors.
En parallèle, Delors a également abordé le « déficit démocratique » de la Communauté, avec l’attribution de pouvoirs de « coopération » au Parlement européen. Soit la nécessité d’une décision unanime du Conseil pour approuver sa « position commune » sur un acte législatif proposé par la Commission européenne, si le Parlement l’avait rejeté. Plus tard, avec Maastricht, sera instaurée la « codécision », qui attribuera enfin un rôle de colégislateur et un pouvoir de veto au Parlement européen, dans les matières soumises à des décisions à la majorité qualifiée au Conseil.
Investir dans « la cohésion économique et sociale »
En plus d’avoir planifié et mis en œuvre le Marché Unique et le programme Erasmus pour les étudiants, posé les bases de l’euro et contribué de manière significative au traité de Maastricht, Delors a également joué un rôle essentiel dans la redéfinition du cadre financier communautaire, avec une augmentation significative des ressources budgétaires, portées à 1,20% du PIB global des États membres avec le « Paquet Delors I » (1988-92) et à 1,27% avec le « Paquet Delors II » (1993-99), et avec une forte augmentation des fonds pour ce qu’il appelle « la cohésion économique et sociale », c’est-à-dire les politiques régionales et structurelles et le Fonds de cohésion, considéré comme une contrepartie nécessaire à l’unification du marché intérieur.
Ainsi, l’intuition et la détermination de Delors ont permis un changement systémique dans la structure du budget communautaire , qui d’annuel est devenu à moyen terme (7 ans), à partir précisément des deux « paquets » qui portent son nom. Cela a évité que l’interminable et dure confrontation entre les États membres continue de se répéter chaque année, avec des négociations financières qui bloquaient et épuisaient l’activité des institutions européenne pendant des mois.
Un autre élément fondamental, introduit par Delors dans les politiques européennes, a été l’attention portée à la dimension sociale (à commencer par le « Protocole social » de Maastricht, initialement contesté par Londres, qui a réussi à rester en dehors mais n’a pas réussi à le bloquer). Par ailleurs, Delors a recherché et obtenu l’adhésion et la participation des associations patronales et syndicales aux projets intégrationnistes (c’est lui qui a initié le « dialogue social » entre entreprises, syndicats et institutions européennes).
Par contre, la mise en œuvre d’une dimension sociale plus conséquente est restée un projet inachevé. Notamment, l’harmonisation des outils de protection des travailleurs en cas de crise, ou face aux pressions de la mondialisation visant à délocaliser les activités de production. Lors de la crise de la zone euro, alors qu’il était hors du jeu européen depuis près de 20 ans, il a rappelé sa frustration de ne pas avoir réussi à faire accepter aux États membres que les indicateurs sociaux, comme les seuils de chômage, soient respectés avec la même rigueur que celle appliquée aux paramètres de Maastricht de l’Union monétaire.
Le deuxième projet inachevé aura été celui de la dimension économique de l’union monétaire. Dans ses Mémoires de 2004, Delors rappelle sa déception face à la manière dont le Pacte de stabilité, voulu par l’Allemagne comme principal instrument de contrôle et de gestion des budgets des États membres, a été négocié en 1996-1997. Ici, en réalité, c’était aussi « sa faute »… S’il n’avait pas renoncé à se présenter comme candidat socialiste à l’Elysée, au début de l’année 1995, malgré les attentes et les fortes chances de l’emporter, il aurait probablement été à la table de négociation du Pacte de stabilité, véritable règlement intérieur de l’euro. Il eut alors conclu ce Pacte moins légèrement que le président Jacques Chirac, qui se contenta d’une simple référence nominale à la croissance.
La dynamique Delors freinée en 1992
La dynamique Delors, qui s’était développée de 1985 à 1992, a été brusquement freinée en 1992. Précisément, l’année même attendue pour être « triomphale », avec l’achèvement du Marché Unique, et la signature (en février) du traité de Maastricht, censé ouvrir une nouvelle saison pour l’Union politique de l’Europe et son union monétaire.
L’année 1992 a été en réalité une année horribilis pour Delors, pour sa Commission et pour l’Europe entière. Alors que la guerre qui a éclaté dans l’ex-Yougoslavie mettait en lumière toutes les carences et la grande impuissance de l’Europe en matière de politique étrangère, les Danois ont rejeté de manière inattendue, le 2 juin, la ratification du traité de Maastricht à 50,7 %. Et lors d’un autre référendum, cette fois en France, le 20 septembre, le « oui » l’a emporté avec seulement 51 %, démontrant un soutien public aux projets intégrationnistes bien inférieur aux attentes.
A partir de ce moment, critiques et attaques ont commencé contre la Commission, accusée (même par Kohl, premier grand sponsor de Delors) d’être en proie à une « fureur réglementaire » en raison de la quantité excessive de réglementations proposées.
En parallèle, en septembre 1992, une crise dévastatrice a éclaté dans le système monétaire européen. Les marchés attaquaient la lire, la livre sterling, la peseta espagnole et la monnaie irlandaise, les obligeant à dévaluer par rapport au mark allemand. Le franc français n’a été sauvé que parce qu’il était soutenu sans relâche sur les marchés financiers par la Bundesbank. Une Bundesbank, qui en réalité, était en grande partie à l’origine de la crise, avec son refus obstiné de baisser ses taux d’intérêt, afin de maintenir sous contrôle l’inflation provoquée par l’unification allemande. Une vague de scepticisme a soudainement semblé submerger les perspectives de convergence vers la monnaie unique, qui devait être réalisée au début de 1999.
Tous ces vents contraires ont influé sur les marges de manœuvres politiques de Jacques Delors et pavé la route à sa défaite la plus dure, que paie encore aujourd’hui le projet européen. Défaite subie concernant son deuxième « Livre blanc » sur « la croissance, l’emploi et la compétitivité », lancé en grande pompe en 1993, comme dernier grand chantier de son mandat, après le Marché Unique et la Monnaie unique.
Le « Livre blanc » sur « la croissance, l’emploi et la compétitivité » déployait une proposition néo-keynésienne de relance de l’économie, financée par la mobilisation de 20 milliards d’euros pendant 20 ans. Vaste ambition basée, entre autres, sur une dette européenne commune (8 milliards d’euros par an), ainsi que sur des contributions du budget communautaire, et des prêts de la Banque européenne d’investissement. Un investissement massif pour soutenir la construction d’infrastructures de transport et de télécommunications, et une série d’autres initiatives économiques et sociales.…Bref, une préfiguration, pour l’essentiel, de ce que serait 23 ans plus tard, la relance « NextGenerationEU », en réponse à la crise pandémique du Covid.
Le plan, initialement salué par de nombreux chefs d’État et de gouvernement au Conseil européen, s’est immédiatement heurté au tabou allemand sur la dette commune. Ensuite, il a été mis de côté, surtout par les ministres des Finances de l’UE, désormais occupés par les objectifs de Maastricht, en termes de réduction des dépenses et des déficits publics, et donc peu disposés à faire des exceptions pour les projets européens.
Au final, les quelques défaites subies ne peuvent occulter l’énorme avancée que Delors a donnée à l’intégration européenne. Ceux qui ont vécu ces années à Bruxelles se souviennent de la très forte motivation qu’il inspirait à tout le personnel de la Commission, des directeurs généraux aux huissiers, puis de sa « capacité pédagogique », dans les négociations avec les États membres, dans les interventions publiques et les discours au Parlement européen.
Delors, un « ingénieur social » comme disaient les Français, mais surtout le plus grand leader politique que les institutions européennes aient connues à ce jour. Un visionnaire engagé avec beaucoup d’ambition et de détermination pour faire avancer l’intégration et le bien commun de l’Europe, sans jamais avoir d’arrière-pensées de politique nationale ou d’intérêts personnels. Un géant, qui nous manque malheureusement beaucoup aujourd’hui.
Excellente synthèse à propos des « années Delors », merci au contributeur : les réussites nombreuses du Président de la Commission européenne (dans le domaine social : ne pas oublier les grandes avancées sur le terrain de la santé et sécurité au travail) et faiblesses, dans un contexte moins favorable à partir de 1992. N’oublions pas non plus la capacité de Jacques Delors à accompagner la réunification allemande et l’ouverture aux pays d’Europe centrale, après la chute du Mur de Berlin en 1989
Bonjour.
Merci pour cet article.
Oui, il y a eu des imperfections mais c’était un grand européen, un grand constructeur, un grand homme.
Il nous en faudrait un nouveau comme lui pour finaliser la construction européenne, il nous manque.
Il n’a pas hésité à laisser de côté un état (RU) qui n’arrêtait de mettre « des bâtons dans les roues », pourquoi ne faisons nous pas la même chose pour l’édification de la nation européenne, j’oubliai, il nous manque un grand homme aux dessus des vices de nos politiques actuels.
Je suis tout à fait d’accord avec l’essentiel du document ci-dessus, malheureusement nous payons encore les conséquences des lacunes évoquées en deuxième partie, en matière économique et sociale.
Les avancées « Delors » demeurent bancales et encore plus aux yeux de l’opinion publique. C’est même peut être une des grandes sources des difficultés que nous rencontrons actuellement. Le grand marché unique avait totalement nié la notion de service public. La mise en oeuvre ultérieure du traité consécutif au rejet de la Constitution n’a fait qu’ajouter à ce problème.
Maurice Guyader
Pour avoir participé sur la fin des années 70, au premier rang devant lui , à une présentation de sa vision je me souviens avoir été impressionné par ses convictions et la qualité de son argumentation portée vers le souci de reconnaître la nécessité de se pencher sur la question des rapports sociaux dans les entreprises.
Pour lui, et on voit bien aujourd’hui qu’il avait une vision pertinente de la nécessité d’une construction européenne sans s’en cacher les difficultés .
La pression croissante du modèle néolibéral dans une majorité des membres de l’UE-et à l’international- n’a pas permis avec les diversités nationales en plus, de finaliser la traduction de son modèle d’union.
Si les différents héritages historiques et culturels des pays subsistent pour une part au moins , il est clair pour qui veut bien se donner le temps d’observer les évolutions du monde de constater que le pouvoir économico -technologique tend à quitter l’Atlantique au profit du Pacifique…
Si l’UE veut non seulement sauver le peu d’autorité qui lui reste à l’ONU et ne pas disparaitre en tant que puissance reconnue elle doit passer sur ses différences et se construire à partir de ses communautés historiques, culturelles et politiques .
Pour avoir été présents aux côtés de Jacques Delors pendant ces années européennes , je reconnais la justesse de la description déployée par Lorenzo Consoli . Elle souligne que Jacques Delors n’était pas seulement imaginatif et convaincant . Il était aussi combattif et qui prend le risque d’affronter les nationalismes prend aussi celui de ne pas remporter toutes les batailles .
Il manque cependant deux points dans cette description .
L’héritage de Jacques Delors comprenait deux leviers visant à donner des responsabilités aux » corps intermédiaires de l’Europe » qui n’ont pas été par la suite véritablement mobilisés : les partenaires sociaux auxquels le Traité de Maastricht donnait une priorité de fait sur le législateur pour concevoir les directives sociales dans les compétences de l’UE; les collectivités locales et territoriales auxquelles la programmation de la politique de cohésion donnait potentiellement une chance de s’affirmer comme acteurs européens du développement: cette chance a été en grande partie obscurcie par les freins mis au niveau national, compliquant à l’extrême le recours aux fonds structurels .
Jacques Delors a très tôt estimé que le rapprochement entre les peuples méritait de la part des élites culturelles , religieuses et intellectuelles un engagement spécifique , dépassant les anciens défis économiques et sociaux . Mais il est trop tôt pour dire si le souffle qu’il en attendait est épuisé . Il est possible que l’appel contenu à cet effet dans le Livre blanc » croissance , compétitivité et emploi » trouve , 30 ans plus tard , trouve un écho au travers des espoirs que suscite auprès des jeunes générations la perspective d’une autre modèle de société accordé aux défis écologiques et démocratiques .
Remerciements Jérôme Vignon pour votre témoignage de « très proche de Jacques Delors » pendant de nombreuses années. Ayant travaillé dans le domaine du dialogue social européen à la fin des « années Delors » je confirme sans peine ce qui est dit à propos de la valorisation des « corps intermédiaires », ce que les successeurs de Jacques Delors ont malheureusement moins bien compris, au fil du temps