Cette tribune, initialement publiée sur Le Monde le 22 mars, est reproduite avec l’accord de son auteure.
En désignant l’Union européenne (UE) comme son adversaire, Donald Trump a peut-être rendu aux Européens un extraordinaire service. En effet, alors que l’UE n’avait pas progressé institutionnellement parlant, depuis plusieurs décennies, que les opinions publiques continuaient à s’en désintéresser, que les éditeurs déconseillaient d’écrire sur l’Europe suggérant que ce serait un four assuré, l’UE est brutalement revenue au cœur des conversations et des espoirs.
Alors qu’elle était considérée, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, comme l’ennemie à combattre, l’appel à en sortir n’étant jamais loin, l’UE apparaît soudainement comme une présence familière, rassurante, protectrice. Et, alors que, auparavant, tous les partis de gouvernement essayaient de faire porter à la Commission européenne le chapeau des décisions impopulaires, Ursula von der Leyen, sa présidente, prend aujourd’hui des airs de matriarche.
Devant la sidérante volte-face du président américain, les Européens ont enfin décidé de renforcer leurs liens, d’apporter une réponse commune à la double menace représentée par la Russie et les Etats-Unis, et semblent avoir brutalement pris conscience de tout ce qui les rassemble.
De fait, si, vu de l’intérieur, on a tendance à grossir les différences politiques, économiques et culturelles existant entre les Etats membres, la Charte des droits fondamentaux de l’UE – signée en 2000 mais dotée d’une force juridique égale à celle des traités depuis 2009 [lorsque le traité de Lisbonne, qui l’a intégrée en 2007, entre en vigueur] – montre de façon éclatante la singularité de l’UE et des valeurs qu’elle proclame : « L’UE se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’Etat de droit. Elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l’UE et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice. »
Les Vingt-Six [la Hongrie ayant choisi de ne pas s’associer à ce mouvement] viennent de décider de renforcer considérablement leur potentiel et leurs dépenses militaires pour défendre ces valeurs. A la suite de cette première décision essentielle, de nombreuses questions se posent. Ne craignons pas d’utiliser des termes galvaudés : l’Europe est à la croisée des chemins, et le choix de la meilleure stratégie est délicat.
Faut-il profiter de ce premier pas pour forcer le destin et promouvoir ces Etats-Unis d’Europe dont les fédéralistes européens réunis à La Haye avaient dessiné les contours en 1948 et qu’ils avaient continué à promouvoir, en vain, avec le projet de Communauté européenne de défense en 1952, finalement refusé par la France ? Et, dans ce cas, faut-il engager sans plus tarder une grande réforme institutionnelle visant à supprimer le droit de veto et à étendre le champ d’application du vote à la majorité qualifiée, notamment pour la fiscalité, le social et la politique étrangère et de sécurité ?
Les facteurs de blocage – tel que le frein à l’endettement en Allemagne – semblent, en effet, tomber les uns après les autres. Les temps semblent mûrs pour porter l’idée d’un budget européen, qui ne reposerait plus sur des contributions nationales mais sur des ressources propres – et permettrait de financer les grands chantiers à ouvrir.
Occasion unique de réconciliation
Faut-il engager ces réformes institutionnelles au niveau des Vingt-Sept ou plutôt distinguer au sein de l’UE différents regroupements d’Etat membres volontaires organisés en cercles concentriques permettant aux plus investis d’aller de l’avant et d’engager ensemble certaines actions, comme le suggérait le passionnant rapport « Naviguer en haute mer : réforme et élargissement de l’UE au XXIe siècle », rendu en 2023 par un groupe de haut niveau ? Ce sont toutes ces questions qui devraient faire, en ce moment même, l’objet de conversations et de débats publics dans tous les Etats membres.
En tout cas, ce que nous ne pouvons pas nous permettre, c’est une focalisation exclusive sur le pilier militaire, au détriment de la question écologique et de la question sociale. Augmenter les dépenses militaires en démantelant les avancées européennes en matière de transition écologique (comme la Commission semble tentée de le faire) serait inefficace économiquement en plus d’être irresponsable. Le faire en obligeant les Etats membres à réduire la voilure de leur modèle social serait catastrophique.
Nous avons une occasion unique de réconcilier les Européens avec le projet d’une UE toujours plus étroite. Ce n’est certainement pas en rabotant les dépenses sociales que cela adviendra. Ni en remettant en cause les avancées récentes obtenues de haute lutte comme certains cherchent à le faire actuellement avec la directive sur les salaires équitables. C’est au contraire le moment pour l’UE de montrer qu’elle peut protéger les ressortissants des Etats membres en améliorant concrètement leurs conditions de vie quotidiennes.
Cela ne sera possible que si l’UE déploie une véritable politique industrielle, lance des grands travaux pour améliorer les infrastructures des pays membres (rend par exemple possible, et financièrement accessible à tous les citoyens de l’UE, la traversée des vingt-sept Etats membres en train), finance de grands programmes d’amélioration des compétences et des qualifications, soutient la création de « champions » européens, rompt avec la doxa de la supériorité de la concurrence sur la coopération, etc.
Cela suppose aussi de renouer avec la revendication française, formulée (malheureusement en vain) dès 1948 puis en 1956, de conditionner l’extension du marché à l’harmonisation des législations sociales et fiscales, et donc de mettre un terme à la concurrence fiscale exacerbée que se livrent les Etats membres, qui sape les bases taxables de ceux-ci et compromet leur solidarité.
L’économie de guerre ne sera acceptée que si elle s’accompagne de la promesse d’un mieux-être social pour les citoyens européens.
Bonjour, je partage l’idée selon laquelle « Donald Trump a peut-être rendu aux Européens un extraordinaire service » et que les Européens se sentent davantage soudés. Mais attention à ne pas succomber aux lubies fédéralistes ! L’Europe ne se résume pas aux institutions de l’UE : il y a des peuples, des nations, des gouvernements et des parlements nationaux. Or, les peuples se sentent de plus en plus méprisés par les institutions de l’UE qu’ils perçoivent souvent comme lointaines de leurs préoccupations (essentiellement sécuritaires, migratoires et liées aux excès de la politique environnementale) ; tandis que les élus nationaux sont frustrés de se voir progressivement dépouillés de leurs prérogatives par l’UE. La réussite d’un projet politique ne se résume pas forcément à une plus grande centralisation, comme semble le suggérer Mme Méda. Au contraire. La réussite d’Airbus, par exemple, devrait faire réfléchir. La voie intergouvernementale, fondée sur la coopération plutôt que sur l’intégration-, est peut-être la plus appropriée en matière de défense. Par ailleurs, il ne faut pas crier victoire trop tôt concernant l’endettement pour le réarmement : rien ne dit que les Allemands vont consentir à un endettement commun. Pour l’instant ils ont décidé de se réarmer tout seuls en s’endettant tout seuls. Eux, peuvent se le permettre, au contraire d’Etats surendettés comme la France et l’Italie. Et, parlant de dette, contrairement à ce qu’écrit Mme Méda, il faudra bel et bien choisir et trouver un équilibre entre dépenses militaires, sociales et écologie. Gardons la tête froide et évitons de nous enthousiasmer. Pout utiliser une métaphore tennistique : les erreurs de Trump nous ont permis de faire le break au premier set. Mais la route est longue, il va nous falloir aller chercher la victoire au meilleur des cinq sets.
L’abolition du véto national en matière fiscale est LE verrou à faire sauter pour concilier enfin les besoins d’investissements publics en matière sociale, environnementale et militaire.
Il est dur à faire sauter, mais c’est un objectif clair et sur lequel se focaliser.
Quant à l’argument selon lequel l’Allemagne n’est pas la France, bla bla bla, donc le démos européen ne peut pas exister, je rappelle que les Hauts-de-France ne sont pas la Bourgogne, que Lille n’est pas le bassin minier du Pas-de-Calais, que le quartier lillois de Wazemmes n’est pas la banlieue huppée de Wasquehal située à moins de 10km, etc… et que je ne suis pas mes voisins de l’étage au-dessus.
Bref, l’argument est stupide. L’intégration politique se construit historiquement, comme nos états-nations se sont construits historiquement, et bien plus tard (fin XIXe – début XXe siècle) que ne prétendent nos souveranistes ignares.
Bonsoir.
D’accord en grande parti avec l’article et le commentaire de Monsieur LAFFINEUR, mais il y a t’il un vrai pilote dans l’avion ?
Pour être crédible, l’Europe doit se doter d’une véritable gouvernance à son plus haut niveau, élu démocratiquement.
Bien sûr qu’il faut gérer les susceptibilités des uns et des autres, quand cela est possible, sinon, comme je l’ai maintes fois écrit, l’article le suggère également, commençons cette mise en commun de certains domaines régaliens avec quelques états, si nécessaire, les autres suivront par la suite.
De plus, je crois fortement que l’amorçage d’un tel processus incitera les autres à le rejoindre rapidement, par peur d’être isolé.
Quels sont les états qui vont avoir le courage d’aller dans cette direction rapidement ?
D Méda à toujours beaucoup de mal à reconnaître que D Macron avait raison en 2017 sur la question européenne. La voilà devenue une fan de l’Europe…tant mieux.
Patrice Obert, co-auteur avec Gérard Vernier, de L’Europe et ses défis- L ‘ émergence d’une puissance continentale, harmattan.
Consternant de voir l’Europe préparer le terrain pour une 3eme guerre mondiale dans les 10 années à venir. Quand allons nous comprendre que la Russie n’est PAS notre ennemi ? Qu’attendons nous au contraire pour faire régner la paix en Europe ? Une Europe de la pointe de Brest a Vladivostok, en tenant compte des exigences de sécurité de tous ses partenaires pourrait devenir la 1ere puissance économique mondiale. L’UE en ce moment c’est la grenouille qui veut se faire passer pour un boeuf. Fort heureusement il y a très peu de chance que ces gesticulations aboutissent à quelques chose. En attendant c vraiment un scandale de voir qu’on peut ( enfin on prétend pouvoir) débloquer 800 milliards pour de armes alors que pour les hôpitaux, l’éducation, la culture, la transition écologique, les services sociaux il n’y a pas “d’argent magique”. Et on saute sur l’occasion, en répandant une propagande de peur de ‘l ‘ennemi’ dans les populations pour tenter d’accroître le pouvoir illégitime de la pieuvre UE. C’est exactement comme cela que s’y prennent les nations fascistes, la peur de l’ennemi, nécessaire pour pouvoir exiger tous les sacrifices à ses populations qui n’ont certainement pas envie de se faire pomper leur épargne pour acheter des canons, ni de se retrouver dans le hachoir contre les russes.
La Russie n’est pas l’ennemi ??? Vous vous moquez du monde, je crois. Lorsqu’un Etat en attaque un autre sans autre justification que des inventions grotesques dignes d’Hitler habillant des condamnés à mort en soldats polonais pour lancer son invasion de septembre 1939, le reste du continent peut, et doit, se sentir menacé. De quelles « garanties de sécurité » la Russie poutinienne se satisfera-t-elle ? Un désarmement unilatéral et complet de l’Europe et la soumission de ses gouvernements aux oukazes du Kremlin ?
L’UE, une grenouille de 450 M d’habitants contre les 150 de la Russie ? Vous vivez où ?
Je souscris entièrement à l’agumentaire de D. Méda – et à l’objectif qu’elle fixe en matière de droit de véto en matière fiscale. C »est LE verrou à faire sauter pour trouver la marge fiscale dont tous les états européens (sauf l’Irlande et le Luxembourg, cherchez l’erreur) ont besoin.
@ Robump 21 : la Russie n’est pas notre ennemi mais nous, nous sommes le sien. Nous aimerions tous une Europe de Brest à Vladivostok mais Poutine et sa clique ne le veut pas. Ils veulent anéantir l’UE et s’y emploient depuis plusieurs années au travers de manipulations médiatiques et des cyberattaques. Les Russes ne sont pas comme nous : tandis que notre système éducatif en Europe se concentre à transmettre un savoir qui remonte à la révolution française et dont l’objectif est de créer des citoyens, les Russes, eux, ainsi que les Chinois et les Islamistes, éduquent leurs enfants dans le culte de la puissance et de la domination des autres. Comme le dit plus ou moins Védrine, nous étions ainsi nous autres aussi, Européens, jusqu’en 1940. Nous ne le sommes plus. Mais les autres, si. Nous devons donc nous efforcer de penser comme eux si on veut bien comprendre ce qui est en train de se passer avec les Russes (et aussi les Islamistes, mais c’est une autre histoire). Ainsi, pour le membre d’une élite russe, la Russie est dans une phase de sa période où elle voudrait redevenir une grande puissance mais où elle sait qu’elle ne peut pas pour le moment rivaliser avec les Etats-Unis ni avec la Chine. La seule manière pour elle, à long terme, de retrouver son statut de grande puissance, est l’expansion territoriale. Ses voisins du sud-ouest et de l’Est que sont la Turquie et la Chine, étant pratiquement des civilisations plus que des pays et n’étant donc pas absorbables, la Russie ne peut se développer territorialement que vers la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaidjan vers le sud et, en direction de l’ouest vers l’Ukraine, les pays Baltes et l’ancienne Europe de l’est. Ce dernier scénario semblait s’arrêter à l’Urkaine avant que Trump ne remporte les élections et n’effectue un virage géostratégique à 180°c (ou peut-être seulement à 120° mais cela suffit) pour trouver un terrain d’entente avec la Russie. Or, il est très probable que les discussions actuelles entre les Russes et les Américains ne portent pas uniquement sur l’Ukraine mais sur une coopération géostratégique plus large, visant à contrer les Chinois. Mettons-nous à présent dans le cerveau d’un Américain de l’administration Trump actuelle : les Européens ne sont que des lâches et des profiteurs, il n’y en rien à tirer tant qu’ils achètent nos produits ; les Russes eux, sont le plus grand pays, le mieux armé après nous et leurs sols regorgent de matières premières. L’alliance entre les Russes et les Chinois menace notre hégémonie. Il faut donc absolument extirper les Russes de leur alliance avec les Chinois. Pour cela, il faut leur offrir quelque chose. Quoi donc ? Mais donnons-leur un beau morceau d’Ukraine ; partageons les routes maritimes du Pôle nord (après que nous nous serons emparés du Groenland) et partageons-nous l’Europe en deux sphères d’influence ! A toi l’ancienne Europe de l’est, à moi celle de l’Ouest. Et traçons la route pour une alliance centenaire pour contrecarrer la Chine .Voilà comment pensent les Américains. Sauf que Poutine, lui, interprétera cela comme un blanc-seing pour envahir les pays baltes et de préférence avant la fin du mandat Trump. C’est ce scénario qui fait dire à Macron justement que la Russie constitue une menace existentielle pour l’Europe. Et si vous n’êtes pas convaincu par cette démonstration, voyez donc les signes qui la soutiennent : tous les dirigeants européens, de droite comme de gauche- à l’exception de ceux de la Slovaquie et de la Hongrie (et on sait pourquoi) de l’Autriche, de Malte et de la Suisse (qui sont neutres) – se rendent pratiquement désormais une fois par semaine à Paris ou à Londres. Qui peut croire qu’ils y vont juste pour voir la tour Eiffel ou Big Ben ? S’ils y vont, ce n’est pas pour gesticuler ou faire semblant, ni même pour trouver un prétexte pour relancer l’économie européenne, atone, par le réarmement. Non. Il est clair qu’ils ont tous des remontées de leurs services de renseignement respectifs qui leur confirment le scénario que je vous ai décrit ci-dessus. Et que dire de l’Allemagne qui, en l’espace d’un mois, modifie sa constitution pour se réarmer, jetant aux oubliettes 77 ans de pacifisme causé par le traumatisme et sens de culpabilité nazi ? Mais peut-être que je me trompe et que vous avez raison : les Russes – et les Américains – ne nous veulent que du bien.
Bonjour Monsieur LAFFINEUR.
Votre petite pointe d’humour à la fin de votre commentaire est la bienvenue, comment est ce possible d’être aussi incrédule alors que les faits démontre le contraire, les exemples sont multiples, invasion de l’UKRAINE, massacre de la population syrienne, prison et poisons pour les opposants, etc, etc…
Si ce n’est pas de l’incrédulité alors c’est très grave, il y a d’autres espaces que celui de Sauvons l’Europe pour exprimer des idées déviantes ?
Petite précision, mon commentaire ci-dessus s’adresse à ce que j’ai pu lire dans d’autres commentaires que le votre.