Élections en Thuringe et en Saxe : chronique d’une catastrophe annoncée

Comme après un mauvais rêve, l’Europe se frotte les yeux au lendemain des élections régionales en Saxe et en Thuringe : l’ascension de l’extrême-droite allemande sous le visage de l’AfD semble continuer à rester irrésistible.

Les scores électoraux de l’AfD depuis 2016 – Source : Polisphere

Pour la première fois de l’Histoire de l’Allemagne d’après-guerre, l’extrême-droite remporte des élections régionales (33%) – qui plus est en Thuringe, berceau de la social-démocratie allemande. Certes, ces scores sont comparables à ceux que l’extrême-droite peut faire dans des élections à la proportionnelle dans d’autres pays en Europe, et notamment en France aux élections européennes ou au premier tour des élections régionales, mais cette extrême-droite en Thuringe et en Saxe représente la frange dure du parti, dont un de ses leaders régionaux, Björn Höcke, a été condamné à plusieurs reprises pour apologie du nazisme. Qui plus est, les résultats de l’AfD ne peuvent pas être considérés comme un accident de parcours puisque sa progression est continue et que le taux de participation dans les deux Länders était en très nette hausse à près de 75%.

Le chamboulement du paysage politique est-allemand

Si cette soirée électorale est « une césure » (Der Spiegel) et « une débâcle pour le gouvernement et la démocratie libérale » (Frankfurter Allgemeine Zeitung) mais la chronique annoncée de la victoire de l’AfD, a fortiori une semaine après un triple meurtre imputé à un Syrien à Solingen (Rhénanie du Nord), ne devrait pas occulter de nombreux autres chamboulements.

Force est de constater que la diabolisation de l’AfD semble avoir échoué, la stratégie de la peur menée par les responsables politiques des partis traditionnels et la mobilisation de la société civile n’ont pas payé.

La nouvelle rassurante de la soirée électorale est la confirmation que le cordon sanitaire tiendra, tous les autres partis ayant confirmé leur promesse du refus de toute coalition avec l’AfD.

Des coalitions de gouvernement sans l’AfD seront bien possibles même si elles exigent un grand écart en particulier de la CDU, premier parti en Saxe (31,9%) et deuxième en Thuringe (23,6%), puisqu’elle devra certainement se résoudre à constituer des coalitions impliquant le BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht), conduit par l’ancienne leader de la plateforme marxiste au sein de Die Linke. Le BSW est un nouveau parti radical-populiste de gauche né sur les cendres de Die Linke. Quelques mois après sa fondation seulement, le BSW atteint 11,8% en Saxe et 15,8% en Thuringe et apparaît comme le grand vainqueur de ces élections.

Alors que Die Linke, parti de gauche de gouvernement, disposait du ministre-président sortant Bodo Ramelow (à 31% aux précédentes élections) qui en fait a mené une politique social-démocrate sur des questions comme la transition écologique et refusé l’option populiste par exemple sur l’Ukraine, le BSW s’est engouffré dans la brèche en faisant campagne sur “la paix” (sujet hors des compétences des Länders), le refus du Green Deal, l’immigration… Sur le fond, les positions entre le BSW et l’AfD ne semblent en fait pas toujours très éloignées. Le résultat de cette convergence est un effondrement massif de Die Linke qui perd 18% en Thuringe et qui n’entre que de justesse dans le parlement régional de Saxe.

Ces deux élections régionales constituent évidemment aussi un revers cuisant pour la coalition gouvernementale à Berlin. Si le SPD maintient à peu près ses positions même si à un niveau faible en Saxe (7,3%) et ne perd « que » 2% en Thuringe, les Verts ne parviennent à se maintenir au-dessus de la barre des 5% en Saxe et sont éliminés en Saxe, tout comme la FDP, éliminée sans appel dans les deux Länders. Difficile dans ce contexte de revenir aux affaires courantes à Berlin. Mais le camouflet pour le gouvernement fédéral n’explique pas tout puisque l’AfD atteignait déjà 30% en Saxe en 2019 alors que la coalition tricolore n’était même pas encore au pouvoir.

Mais en tout état de cause, la balle est désormais dans le camp de la CDU et la recherche de coalitions improbables en Saxe et en Thuringe avec probablement le BSW et le SPD risque bien de plomber le parti dans les sondages au niveau national alors que les législatives sont en ligne de mire pour l’automne 2025.

Des résultats électoraux résultante de fractures territoriales et sociétales

Même si des gouvernements régionaux sans participation de l’AfD finiront par être constitués, ces élections sont en fait révélatrices de plusieurs développements sociétaux très inquiétants pour le moment en Allemagne de l’Est mais peut-être à terme aussi en Allemagne dans l’Ouest.

Alors que le différend socio-économique entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest continue à se résorber avec notamment seulement 2% d’écart pour le taux de chômage, il s’avère que les partis traditionnels n’ont pas réussi à apporter des réponses aux revendications spécifiques à l’Allemagne de l’Est comme celles en lien avec la sortie de l’économie du charbon et à la crise identitaire continue en Allemagne de l’Est. Seuls l’AfD et le BSW semblent désormais porteurs des revendications spécifiquement est-allemandes. Dans le même temps, les partis traditionnels disposent de moins en moins de relais auprès de la population, le nombre des militants de la CDU ayant par exemple chuté en Allemagne de l’Est de 70% entre 1991 et 2023.

Les résultats électoraux en Allemagne de l’Est sont aussi le résultat de fractures territoriales internes illustrées par un effondrement des services publics en zones rurales et par une démographie en plein déclin.

Comme le relève le sociologue Steffen Mau, « l’Est a perdu 15 % de ses habitants depuis 1990, alors que l’Ouest en a gagné 10 %. Plus âgée et comptant proportionnellement moins d’immigrés, la population de l’Est est également plus masculine, avec parfois des ratios de 120 à 130 hommes pour 100 femmes dans les petites villes et les zones rurales. (…) Ce n’est pas un hasard si l’AfD, dont seulement 20 % des adhérents sont des femmes, fait ses plus gros scores dans ces territoires où il y a une surreprésentation d’hommes célibataires ». Et les projections ne laissent guère espérer un arrêt de ce processus de désertification démographique puisqu’une partie significative de la Thuringe et de la Saxe serait amenée à subir d’ici 2045 des pertes démographiques de plus de 20%.

De nombreux commentateurs en Allemagne estiment que la population est-allemande ne se détournera des mouvements populistes que dans le cas de figure de transformations géopolitiques majeures, comme l’aboutissement de négociations de paix entre la Russie et l’Ukraine. D’ici les prochaines élections au Brandebourg le 22 septembre prochain, un sursaut de l’électorat en faveur des partis traditionnels apparaît en tout cas improbable.

Matthias Février
Matthias Février
Fonctionnaire à la Commission européenne

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