La Turquie d’Erdogan s’éloigne à grands pas des valeurs européennes et se rapproche de Pékin.
Depuis 2010, la Turquie cherche de plus en plus à améliorer ses relations avec la Chine et par conséquent, elle a révisé ses positions politiques. La raison la plus évidente en est la crise économique croissante liée aux défis politiques internes qui obligent la Turquie à regarder dans la direction de la Chine.
Prenons par exemple le changement de politique frappant de la position de la Turquie à l’égard de la minorité ouïgoure turcophone en Chine. Le président Erdogan a d’abord fermement condamné les incidents liés aux horribles violations des droits humains, qualifiant même la répression chinoise au Turkestan oriental, dans la région ouïgoure, de « génocide » – Mais les temps ont changé ! La Turquie donne maintenant à la Chine carte blanche pour commettre des atrocités contres ses « compatriotes », en échange d’avantages économiques. Le président Erdogan accuse aujourd’hui le président français Emmanuel Macron « d’islamophobie » en raison des propos forts de Macron contre les attentats terroristes islamistes et de son refus de dénoncer les caricatures de « Charlie Hebdo » du prophète Mohamed. Pourtant, Erdogan est resté silencieux sur l’épuration ethnique d’une population musulmane en Chine, qui inclut la torture, l’emprisonnement, le meurtre, le viol et le prélèvement forcé d’organes parmi les violations des droits humains élémentaires – et tout cela sous la bannière de la « rééducation » pour anéantir la langue ouïgoure, sa culture et ses habitants. Les exilés ouighours, qui trouvaient refuge en Turquie, doivent désormais s’y cacher car, la police d’Erdogan les recherche pour les renvoyer dans les geôles de Pékin.
Même dans son propre pays, le président Erdogan a persécuté les musulmans. Les anciens partisans du Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan, les gülenistes, ont été traqués, emprisonnés et même assassinés. Afin de rester au pouvoir et de cibler toute opposition, l’AKP a formé une alliance avec le Parti du mouvement nationaliste (MHP) du pays, le parti qui soutient l’organisation extrémiste des « loups gris » que la France vient de considérer comme terroriste. Or le MHP entretient des liens étroits avec la Chine communiste qu’elle rejoint dans un discours haineux anti-occidental. L’extrême-droite et l’extrême-gauche, main dans la main !
Alors que le régime d’Erdogan et l’économie turque sont tous deux en crise, les aides de la Chine sont bienvenues pour financer les infrastructures et maintenir un vernis de développement. Les investissements chinois restent bien inférieurs à l’aide apportée par l’Europe, mais la relation Chine-Turquie a bénéficié d’avantages supplémentaires importants.
Comme il est devenu de plus en plus clair que la Turquie a peu de chances, voire aucune, d’accéder à l’Union européenne, ses dirigeants se sont éloignés de plus en plus de l’Occident jusqu’à frapper à la porte de l’Organisation de Coopération de Shanghai aux côtés de la Chine et la Russie. Les investissements chinois ont permis au président Erdogan d’éviter de solliciter une aide financière des institutions dominées par l’Occident comme le Fonds Monétaire International (FMI) ce qui aurait obligé la Turquie à s’engager dans des réformes et d’autres mesures qui auraient pu saper le contrôle du Président sur l’économie.
Le rééquilibrage des relations stratégiques est une option idéale pour tout dictateur. La Chine est le partenaire idéal pour la Turquie, rivalisant avec elle en matière de pratiques antidémocratiques et de violations des droits de l’homme. Ainsi Erdogan propose un nouveau paradigme pour la Turquie et la Chine en tant que « civilisations les plus anciennes du monde » pour poursuivre un ordre mondial multipolaire dominé par des régimes autocratiques où la Turquie et la Chine auront « la responsabilité de contribuer à la construction de ce nouveau système ».
La Chine a eu à plusieurs reprises une relation antagoniste avec des rivaux stratégiques tels que les États-Unis, la Russie ou l’UE, mais le renforcement de ses relations avec la Turquie offre de nombreuses incitations. De plus, alors que la Turquie devient de plus en plus agressive dans la région, – l’Arménie, la Libye, Chypre, la Syrie -, ses relations auparavant proches avec la Russie se fragilisent maintenant, Poutine et Erdogan soutenant des intérêts opposés.
En outre, la Turquie, en tant que membre de l’OTAN, est stratégiquement placée au carrefour de trois continents avec un grand marché pour les infrastructures, l’énergie, les technologies de défense et les télécommunications. Il s’agit d’un élément vital pour l’Initiative de la Route de la soie (BRI) de la Chine, car elle fournit un point de départ sur la mer Méditerranée et donc directement en Europe. La Chine a déjà commencé à concrétiser ces ambitions avec la nouvelle infrastructure ferroviaire qui relie Kars, en Turquie orientale, à Bakou, en passant par la Géorgie, l’Asie centrale et la Chine. Parallèlement à cela, la Chine a également besoin de la Turquie pour construire une alliance d’États turcophones d’Asie centrale tels que le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Kazakhstan avec l’objectif à long terme de supplanter l’ancienne influence russe.
Propriété du PC chinois, Huawei est déjà devenue la plus grande société informatique de Turquie tandis que la coopération militaire et de renseignement se sont également renforcés entre les deux régimes autoritaires. La Chine a acquis 65% du plus grand port à conteneurs de Kumport, près d’Istanbul, et en janvier 2020, un groupe chinois a acheté 51% du célèbre pont Yavuz Sultan Selim d’Istanbul, reliant l’Asie à l’Europe. Elle a également contribué 1,7 milliard de dollars pour la construction de la centrale électrique au charbon de la centrale thermique de Hunutlu au bord de la mer Méditerranée, démontrant que son engagement envers les objectifs environnementaux de la COP 21 n’était pas à prendre au sérieux.
Sans surprise, comme pour tout soutien chinois, ce qu’elle donne d’une main elle prend le double de l’autre, et la Turquie en paiera le prix à mesure qu’elle deviendra de plus en plus dépendante de la Chine – et nous pouvons nous attendre à voir Erdogan devenir rapidement la marionnette de la Chine. Néanmoins, comme les partenaires occidentaux ne parviendront pas, avec le régime actuel, à faire avancer leurs relations avec la Turquie, il est probable que la Chine ne fera qu’accroître son emprise sur Ankara, comme nous l’avons vu avec d’autre pays tels que les Maldives, le Pakistan, le Sri Lanka et à travers l’Afrique. Les alliances entre le régime despotique d’Erdogan et la dictature de Xi Jinping ne pourront jamais apporter la paix sur la planète. La seule voie pour l’Europe est de réagir avec fermeté aux ambitions du nouveau Sultan, de soutenir l’opposition démocratique turque et d’apporter son aide aux réfugiés politiques qui peuvent craindre la prison ou la mort. Vouloir rétablir un lien de confiance avec Erdogan est un leurre qui ne pourra que se retourner contre l’Europe. Les valeurs de l’Europe ne doivent pas être dégradées en une marchandise qui peut être troquée contre des aides chinoises. Erdogan a fait un choix, à Nous de faire le nôtre !
[author title= »Henri Malosse, avec la contribution de Flo Van den Broeck de TheVocaleurope » image= »https://www.sauvonsleurope.eu/wp-content/uploads/2017/04/H_Malosse.jpg »]Politologue, HC Professeur des Universités, Ancien président du Comité Économique et Social Européen de l’Union européenne (CESE)[/author]
Je dirai que la différence entre les ouïgours et les caricatures du prophète Mohamed est que s’attaquer a un symbole ou une idéologie suscite plus de réaction que de s’attaquer a des êtres humains. L’histoire nous le montre avec les guerres fratricides entre Chrétiens ou entre Musulmans eux mêmes. C’est malheureusement souvent l’idéologie qu’on protège au sacrifice de l’être humain.
Commencez par virer la Turquie de l’OTAN sinon sortez de l’Otan qui coûte cher et n’a aucune valeur militaire.
A qui s’adresse cette injonction ? On peut craindre qu’Henri Malosse, qui, une fois de plus, propose des réflexions pertinentes, ne dispose pas d’un « hard power » suffisant pour agir dans le sens que vous indiquez.
Merci de cette analyse et de cette mise en garde. Effectivement, Chine et Turquie (ainsi que Russie) ont une vision stratégique du continent eurasiatique que les Européens peinent à formuler. Mais peut on reprocher à la Turquie une stratégie d’influence (agressive et déstabilisatrice, il est vrai) dans son voisinage alors qu’on lui a mollement opposé l’argument de « puissance régionale » dans les discussions sur son adhésion à l’UE? le problème est sans doute que l’ambiguïté durable a un cout, en particulier si celui qui l’entretient oublie qu’il faudra se préparer à en sortir. Je pense à l’UE bien entendu…
Juste. L’Europe a une responsabilité non négligeable dans l’évolution de la Turquie vers l’islamisme d’une part, et plus récemment dans ses liens avec la Chine. En lui fermant l’accès dans l’UE lorsque la Turquie en a présenté la demande il y a longtemps déjà, en raison de certaines inadequations avec les valeurs européennes, elle l’a poussée vers le nationalisme islamique et vers d’autres alliances internationales. Et ce alors même qu’on voit aujourd’hui des pays européens plus éloignés des valeurs européennes que la Turquie d’alors…
L’UE a financé l’islamisation de la Turquie en imposant la réduction des avoirs de l’armée jugée fascisante (à raison). Ces privatisations sont allées en partie dans les mains des amis d’Ergodan (l’autre dans celles d’investisseurs occidentaux). Le miracle économique dont pouvait un moment se targuer l’AKP vient principalement de ces investissements et des délocalisations occidentales dans ce pays. L’UE a cru à la fable d’un islam modéré…
La Chine agit vis-à-vis de la Turquie et le reste du monde, comme les américains à partir de 1914. C’est la fin du règne américain et le début de celui de la Chine. Et l’Europe au milieu de tout ça à les pires difficultés à se construire, alors que nous avons de très nombreux atouts que nous gâchons.