Hommage à Bino Olivi

 

Bino Olivi nous quittait il y’a un an. Cet italien cultivé, au caractère bien trempé, fut l’un des premiers porte-parole de la Commission Européenne et celui qui a le plus façonné la fonction. Il est l’auteur de « l’Europe difficile » qui relate la difficultueuse  gestation des institutions européennes – toujours en cours. C’est ici son jeune co-auteur, Alessandro Giacone, qui lui rend un hommage personnel:

Chères Mémé, Olivia, Elisabetta, Annamaria, chers amis,

J’ai connu Bino Olivi en 1998, alors que je faisais un stage à la Représentation en France de la Commission européenne. La tradition était que chaque nouveau stagiaire reçoive à son arrivée un exemplaire de L’Europe difficile pour apprendre l’histoire de la construction européenne. Quand je l’ai rencontré, peu de temps après, je ne me doutais pas que nous allions travailler ensemble pendant près de dix ans et, malgré une différence d’âge d’un demi-siècle, devenir très proches. Ce que je vais dire, je le tiens surtout de ses récits, et je vous prie d’avance de m’excuser pour d’éventuelles imprécisions.

Bino était né en 1925 à Trévise, dont il aimait à rappeler que c’était également la ville natale du tiramisu. Il appartenait à la génération de Giorgio Napolitano et Jacques Delors, deux personnalités qu’il a bien connues, qu’il admirait beaucoup et que l’Ecole normale supérieure a eu l’honneur de réunir il n’y a pas si longtemps. Il était issu d’une famille très nombreuse, d’ancienne noblesse vénitienne. A chaque fois qu’on lui demandait ce qu’il pensait de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, il donnait pour réponse que l’un de ses ancêtres avait été écorché par les Ottomans lors la bataille de Lépante !

Son enfance et sa jeunesse n’avaient pas été faciles : aujourd’hui, la Vénétie est une région très riche, dans les années Trente on y mourait encore de faim. En particulier, Trévise avait beaucoup souffert des deux guerres mondiales et la jeunesse de Bino avait été marquée par ce dernier événement. En 1944, il s’engagea dans la Résistance pour échapper au service militaire obligatoire instauré par la République de Salo’. Bino n’aimait pas parler de son expérience de résistant, car il estimait n’avoir rien fait. D’après Bruno Somalvico, mais cet épisode reste controversé, Bino aurait été témoin de l’une des scènes les plus terribles de la Résistance italienne, le massacre de Porzus, lorsque des partigiani communistes avaient tué des résistants d’autres tendances politiques. Le jeune Bino aurait eu la vie sauve, à condition de ne plus jamais parler de cet épisode. Je ne peux ni confirmer ni infirmer ce récit. En tout cas, Bino, qui était un homme de gauche, avait gardé de cette période une certaine méfiance à l’égard des communistes. En parlant d’un autre homme politique qu’il admirait beaucoup, Antonio Giolitti, il me disait à propos de son engagement résistant : « Mais qu’est-ce qui leur prenait à tous, de choisir le parti communiste ? »

Dans l’après-guerre, il avait fait ses études de droit à l’université de Padoue, l’une des plus prestigieuses d’Italie, puis devient assistant universitaire à la Ca’ Foscari de Venise, où il découvrit le droit comparé. En 1950, il fut reçu au concours de la magistrature et, des décennies plus tard, il aimait toujours rappeler qu’il avait été juge d’instruction à la cour de Milan. Mais il y a des événements qui sont moins connus : par exemple, Bino était un champion d’athlétisme et il avait détenu un record régional sur 400m : en 1952, il avait fait partie de l’équipe italienne aux JO d’Helsinki en tant que réserve du relais 4x400m et il avait été du voyage en Finlande, même s’il n’avait pas pris part aux compétitions.

En 1958, à l’issue des négociations de Val Duchesse, Bino entre à la Commission du Marché commun. Il a 33 ans et va faire une carrière foudroyante dans cette jeune institution. Je ne suis pas le mieux placé pour parler des vingt ans qu’il y a passés à la Commission ou de ses rapports avec les journalistes (Robert Toulemon et Daniel Vernet s’en chargeront après moi). Je ferai juste quelques remarques : Bino aimait beaucoup parler, nous le savons tous, et la fonction de porte-parole lui allait comme un gant (c’était l’un des rares Italiens de sa génération qui savaient parler l’anglais, le français et l’allemand). Toutefois, il n’aimait pas tellement le rôle de témoin. Je l’ai souvent invité, ici même, pour qu’il nous parle de son expérience à la Commission. Il refusait obstinément de le faire, ou mieux il venait et puis il parlait d’autre chose. Et pourtant, il avait été aux premières loges. Par exemple, au début de la crise de la chaise vide, il avait accompagné à l’Elysée le président de la Commission Hallstein, avec qui il avait rencontré De Gaulle. Mais pas moyen de le faire parler de cela : il préférait disserter sur la bataille de la Somme. En 2007, j’ai participé avec lui à Luxembourg à un colloque sur les 50 ans du traité de Rome : il avait consacré la plupart son exposé non pas à ça, mais à la révolution qu’avait été, en 1937, l’invention des bas en nylon !

Même en lisant l’Europe difficile, vous pourrez constater que l’ouvrage aborde davantage les « années Delors » que de la période qu’il avait directement vécue à la Commission. Je suis donc très heureux qu’à la fin de sa vie, Bino ait accordé trois longs témoignages sur son expérience à Bruxelles : un entretien dans le cadre du livre collectif sur l’histoire de la Commission européenne ; une interview filmée de plus de deux heures pour le site Ena.lu ; enfin, l’introduction de son dernier livre, le recueil d’articles l’Europa del terzo millennio. Il s’agit de témoignages importants où Bino revient, tout particulièrement, sur les circonstances de sa nomination au poste de porte-parole, sur laquelle on a écrit bien des bêtises. J’ai fait tirer une photocopie où vous trouverez les références ou les liens pour consulter ces interviews.

La route de Bino a souvent croisé les chemins de la politique, même si de manière tangente. Pendant sa jeunesse, il participait aux rencontres des jeunes socialistes européens, et il avait bien connu Olof Palme. « Un jour, je serai Premier ministre de Suède, lui avait dit ce dernier, et toi président du Conseil italien ! » Cette prophétie s’avéra à moitié, mais bien des années plus tard, lorsqu’il dirigeait le gouvernement suédois, Olof Palme avait fait dérouler le tapis rouge pour recevoir le porte-parole de la Commission. « Arrête de te moquer de moi ! » lui aurait répondu Olivi. Un autre épisode étonnant se situe en 1978, pendant l’enlèvement d’Aldo Moro. Un journal télévisé avait montré la photo de Bino, en annonçant que le cerveau présumé des Brigades Rouges avait quitté précipitamment son bureau de porte-parole à Bruxelles. Il s’agissait évidemment d’une blague de très mauvais goût d’un de ses collègues. Très fâché, Bino avait immédiatement démenti en disant qu’il était bien à Bruxelles, dans son bureau, et que la RAI aurait mieux fait de l’appeler, avant de faire de telles annonces ! Dans les années 70, il avait également été très proche d’Altiero Spinelli : les deux hommes ont beaucoup fait pour la conversion européenne du PCI (rôle que le président Napolitano a explicitement reconnu). Bino aurait sans doute pu être candidat en tant qu’indépendant sur les listes de ce parti, mais ne l’avait pas voulu. En revanche, il s’était présenté aux premières élections européennes sur les listes du parti socialiste italien. Il n’avait pas été élu.

En cette même année 1979, Bino quitta le poste de porte-parole, sur un coup monté par les Britanniques et par Renato Ruggiero, qui fut son successeur. Bino avait eu des mots très durs pour celui qui, par la suite, sera aussi ministre italien des Affaires étrangères. Plus tard, François-Xavier Ortoli me racontera avoir organisé un dîner qui avait permis de réconcilier les deux hommes. Pas du tout – me dira Bino – je n’ai toujours pas pardonné à Ruggiero ce qu’il m’a fait. De toutes façons, Olivi n’était pas un homme de compromis. Il disait souvent que dans le monde, il y avait une moitié des gens qui le détestaient et une moitié qui l’aimaient. Et si vous êtes ici ce soir, c’est que vous êtes probablement du bon côté !

Après son limogeage, Roy Jenkins lui avait offert un poste de directeur général des Transports. Bino avait refusé en disant qu’il n’y connaissait rien et avait quitté la Commission pour prendre la tête du comité préparatoire de la Fondation européenne, dont il s’occuperait pendant 8 ans, jusqu’en 1987. Il s’agissait projet culturel associant les États membres de la CEE, qui sera finalement sabordé par le Parlement hollandais. Et ça, il en voulait à mort aux Pays-Bas, et comme il se trouve que mes origines sont en partie hollandaises, il ne manquait jamais de me les reprocher! J’avais fini par lui faire reconnaître que si la Fondation européenne avait vu le jour, il s’y serait beaucoup ennuyé. Et d’un certain point de vue, cet échec fut aussi une chance. En effet, c’est pour oublier la déception de huit ans de travail partis en fumée, qu’il s’était enfermé chez lui pour écrire la première édition de L’Europe difficile.

S’ouvre ainsi un nouveau chapitre de sa carrière, celle qui le voit s’affirmer en tant qu’historien et enseignant. Bino a écrit une dizaine de livres (vous avez le détail sur la photocopie). Celui dont il était le plus fier était son essai sur Carter et l’Italie, pour lequel il avait fait un voyage aux Etats-Unis, où il avait consulté les archives de la CIA. C’est un ouvrage majeur, qui n’avait malheureusement eu aucun succès car la maison d’édition Longanesi avait fait faillite juste après la parution. Ensuite, il y eut plusieurs livres publiés avec Bruno Somalvico en tant que spécialiste des médias. Et puis, bien sûr, il y a L’Europe difficile. C’est pour moi l’occasion de dire que le titre n’a pas toujours été bien compris en France. L’Europe difficile, ce n’est pas l’Europe compliquée (ou une antithèse de L’Europe pour les Nuls, l’ouvrage de Sylvie Goulard) : si l’on voulait paraphraser le titre italien, ce serait plutôt « le difficile processus qui a mené à l’Europe d’aujourd’hui ».

L’Europe difficile, ce fut d’abord un recueil d’essais publié en 1964. Il avait gardé ce titre en réserve et, vingt ans plus tard, Bino avait décidé de le reprendre pour son histoire de la construction européenne. Plus qu’un ouvrage, l’Europe difficile est à mes yeux un arbre aux multiples ramifications : aujourd’hui, il en existe des versions intégrales ou abrégées (celle publiée avec Roberto Santaniello), en italien et en français, qui parfois n’ont plus grand-chose à voir les unes avec les autres. J’ai eu l’honneur d’y travailler avec Bino depuis l’an 2000, d’abord comme traducteur, puis en rédigeant les mises à jour de l’ouvrage. La première traduction française ne lui avait pas donné satisfaction (Eric Vigne pourra en témoigner) : les qualités de la traductrice n’étaient pas en cause, mais la prose élégante et un peu cicéronienne de Bino passait moins bien en français qu’en italien. Puisque j’utilisais le livre avec mes étudiants de Sciences-Po, je me rendais compte de certains inconvénients. D’un commun accord, nous avons décidé de revoir de fond en comble l’édition française pour qu’elle devienne un manuel universitaire. J’y ai travaillé pendant près de deux ans, on a passé trois jours d’affilée à Bruxelles pour revoir la nouvelle version, et tout ça sans jamais la moindre difficulté. Curieusement, il a été beaucoup plus difficile d’écrire les trois pages d’introduction. Il avait fait un projet, moi un autre, je n’aimais pas le sien, il n’aimait pas le mien, nous nous sommes disputés et c’est la seule fois où il m’a raccroché au nez. Il a fallu une longue soirée de discussion et, après avoir bu beaucoup de champagne, on avait abouti à une version commune. C’est l’introduction de l’édition publiée en 2007.

En parallèle, Bino continuait à donner des cours sur l’histoire de la construction européenne, d’abord à Padoue, puis à La Sapienza et à l’université de Roma 3. A chaque fois, quand il faisait passer une session d’examens oraux, il me disait que ce serait la dernière, que cela prenait trop de temps et d’énergie. Et l’année suivante, il recommençait. Quand je lui demandais pourquoi il continuait à le faire, il me disait qu’enseigner lui permettait de rester au contact avec la jeunesse. Et en effet, un nombre innombrable d’étudiants ont découvert l’Europe grâce à ses cours et à ses manuels.

Un autre aspect qui m’a toujours étonné, c’est qu’il était toujours en voyage. A 80 ans passés, il ne restait jamais plus de quatre jours d’affilée à Paris. Il me passait un coup de fil pour m’engueuler parce que j’étais injoignable et qu’il fallait qu’on se voie le jour même, car il partait le lendemain. C’était toujours comme ça, trois jours à Paris, quatre jours à Rome, cinq jours à Bruxelles, puis retour à Paris dans sa maison de la rue Jacob qu’il aimait plus que tout autre. Cette exigence qu’il avait de rester actif s’était manifestée par une foule d’autres activités, comme son activité de journaliste pour Il Piccolo de Trieste ou de consultant pour la télévision italienne. Il avait également fait partie du comité consultatif que Gérard Nafilyan avait constitué alors qu’il dirigeait Sources d’Europe. Je garde un souvenir ému de ces réunions auxquelles participait un grand historien de la construction européenne, Pierre Gerbet, dont je voudrais également évoquer la mémoire.

Bino nous a quittés il y a un an, dans la nuit entre le 14 et le 15 février 2011. Presque tous les jours, lorsque j’entends les nouvelles sur l’Italie ou sur l’énième Conseil européen de la dernière chance, il me vient le réflexe de composer son numéro de téléphone pour en discuter avec lui et savoir ce qu’il en pense. Et puis, soudain, je me rends compte que ce n’est plus possible. C’est dans ces petits moments du quotidien que l’on ressent vraiment l’absence d’une personne. Bino nous manque beaucoup et vous l’aurez compris, il me manque beaucoup.

 

 

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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1 COMMENTAIRE

  1. J’ai fait la connaissance de Bino Olivi en 1962 lors de ma nomination auprès de Marjolin. Il faisait partie de ces fonctionnaires engagés pour qui l’Europe n’était pas seulement une étape dans une carrière. Devenu un ami, il a participé à l’Association d’étude pour l’UE (AFEUR) que j’ai fondée en 1975 après avoir quitté Bruxelles. J’ai suivi son combat pour la Fondation hélas perdu. J’ai mis à sa disposition le receuil de mes « lettres du Président » de l’AFEUR qu’il a utilisé pour l’Europe difficile. Je suis reconnaissant à Alessandro Giacone de m’avoir associé à l’hommage que nous avons rendu à Bino rue d’Ulm le 16 mars.

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