Alain Minc dans Dix jours qui ébranleront le monde vous évoquez les défis qui attendent l’Europe dans les années à venir. Notamment la faiblesse démographique, la crise du savoir et le danger de balkanisation. Ne pêchez vous pas par pessimisme?
Alain Minc: Les événements fictifs que je décris dans mon livre sont plausibles. L’indépendance de l’Ecosse: il y a des chances que l’on voit des choses plus imprévues que ça. Le fait en matière de savoir et de recherche qu’un jour les prix Nobel soient tous attribués à des Asiatiques, on peut imaginer plus provocant. Quant à la faiblesse démographique de l’Europe elle est flagrante, à l’exception de la France. Notre pays a deux atouts: il épargne et fait des enfants, ce qui constitue un avantage très considérable. Je ne crois pas être si pessimiste pour autant: ce que nous vivons nous incite à plus de solidarité entre européens. Que serait l’Europe sans la monnaie unique? Qu’auraient été les plans d’adaptation de chacune de nos économies, nous les premiers, sans elle? Pour autant nous vivons dans une Europe bizarre. De Gaulle connait une victoire posthume: L’Europe est unie non à travers une instance communautaire mais à travers le colloque spontané de ses dirigeants. Il y a néanmoins une convergence européenne. J’aurais préféré un système institutionnel pour l’assurer.
Jacques Delors: Alain Minc met en évidence la montée de la Chine, de l’Inde et de la Russie et il souligne l’érosion de la rente américaine de domination. Il rappelle aussi les faiblesses de l’Union européenne que j’avais qualifiée, il y a quinze ans, d’OPNI (Objet Politique Non Identifié). Même si je refuse d’être pessimiste, je suis un peu malade quand je vois chaque chef de gouvernement européen aller devant Medvedev et Poutine faire la danse du ventre à propos de l’énergie. D’où l’importance de créer une Communauté Européenne de l’énergie. Si on attend que les 27 membres soient d’accord pour injecter du dynamisme, on n’y arrivera pas. Nous n’aurions jamais fait l’euro si le préalable avait été de recueillir l’unanimité des pays membres. L’Europe apparaît donc gênée aux entournures bien qu’elle soit la première puissance commerciale du monde. Ce que l’on recherche aujourd’hui c’est une Europe des intérêts communs plutôt qu’une vision commune, ce n’est pas la même chose. La conséquence est que nos gouvernements, face à cette grande crise, n’ont pas pris des habitudes régulières de coopération. Cela ne peut pas continuer ainsi. Il faut des institutions qui pensent tous les jours à l’Europe. C’est une question de « mécano » institutionnel.
Alain Minc évoque le renversement du rapport de forces démographiques entre l’Allemagne et la France. Quelles conséquences faut-il en tirer ?
JD: L’union européenne fait actuellement 6 % de la population mondiale, en 2050 elle en fera 3%. Alors qu’elle représentait 15 % de la population mondiale il y a un siècle. Dans ce cadre, la démographie la plus dynamique est celle de la France. Il ya aussi un réveil en Grande Bretagne, en Suède, en Norvège….. En revanche l’Allemagne reste très faible ainsi que l’Italie et L’Espagne. Une démographie dynamique est un facteur de confiance. Mais cela ne suffira pas à changer les rapports de forces entre les deux pays: cela accroîtra le quota de voix dont disposera la France dans les votes au niveau du Conseil des Ministres, ce qui est loin d’être négligeable. Il faut comprendre qu’on est passé de l’Allemagne de Bonn à celle de Berlin. On n’a pas assez compris que l’Allemagne était dans une position clé entre les membres de l’Est et les membres de l’Ouest de l’Europe. Mais le changement démographique pèsera si nous, Français, savons gérer les problèmes intergénérationnels, les retraites, l’accès au travail des jeunes et améliorer notre compétitivité.
AM: (SVP Pouvez dire un mot ici de la question démographique…)
J’ajoute que l’Europe vit avec un énorme problème: celui du rapport de l’Allemagne à l’énergie nucléaire. Il ne peut y avoir d’Europe de l’énergie que le jour où ce pays revient à l’énergie nucléaire. Le Royaume uni vient d’y revenir, L’Italie aussi, L’Espagne va le faire. Plus généralement l’Europe illustre trop le mot que De Gaulle avait utilisé: « l’Europe est le levier d’Archimède de la France ». Aujourd’hui elle est le levier d’Archimède de chacun de ces pays. Cela ne marche pas mal en période de crise parce que le bon sens nous conduit à agir de façon concertée. Mais dans une période de prospérité cela marcherait moins bien. La solidarité européenne est donc plus que jamais nécessaire et il faut insister sur la nécessité de l’Euro. Même Berlusconi qui avait prôné le retrait de l’Euro et le retour de la Lire est un militant de l’Euro! Et puis il y a le cas des Anglais. Ceux ci vont peut être perdre l’Ecosse mais ils ne peuvent pas perdre la place de Londres. Ils ne peuvent être durablement le centre financier d’une zone avec une devise faible. S’ils rejoignent l’Euro, ils ne le feront pas par idéologie mais par empirisme. Les Anglais n’ont pas encore mesuré les effets massifs que va induire la dépréciation de la livre.
JD: Notre pessimisme sur les handicaps de l’Europe doit être corrigé par le fait qu’historiquement l’Europe a toujours progressé durant les crises. Par exemple quand la France et la Grande Bretagne ont connu un échec sanglant durant la crise du canal de Suez en 1956 c’est à cause de cela que six pays (et non la Grande-Bretagne) ont décidé de faire le traité de Rome. Ils n’y arrivaient pas! Les crises sont toujours un moyen pour l’Europe de se ressaisir. La crise peut stimuler les Européens, les amener à des positions communes et à un meilleur fonctionnement institutionnel (Parlement – Conseil des Ministres – Commission) pour les propositions et la prise de décision, leur exécution et la cohérence de l’action. Mais c’est revenir à l’Europe communautaire et non poursuivre dans l’Europe des Etats.