Sans les Etats-Unis, sommes-nous seulement capables de nous défendre ? Mais oui.
Le long traumatisme du rejet de la Communauté européenne de défense en 1954 et l’apathie pesante des Etats membres qui se reposaient essentiellement sur le cousin américain font parfois croire à l’impossibilité d’une défense européenne. Pourtant si l’on veut bien y regarder, les freins sont au final de deux ordres : industriels et politiques. Et ils s’enracinent tous deux dans le système otanien de défense. Il se trouve que le frein à main vient de se lever.
En réservant la part du lion des achats de matériels aux US, la garantie américaine a empêché de fait une construction industrielle d’ampleur en Europe. Privés de débouchés dans leurs pays, les industriels ont essentiellement maintenu des gammes de produits au seuil d’existence et les rares « Airbus » du militaire ont tenté, sans grand succès, de rassembler cinq ou dix constructeurs autour de chiches commandes. Et politiquement, comment les Etats pouvaient-ils envisager de construire une défense commune sans créer un Etat européen qui les surplombe ou remettre leur sécurité à des discutailleries entre égaux ? Les Etats-Unis présentaient la bonne distance, suffisamment présents pour prendre les choses en main, suffisamment distants pour ne pas glisser trop avant de la protection au protectorat.
Passé l’instant de sidération, nous appelons à créer une véritable défense européenne. Ce n’est peut être pas si difficile qu’on le dit et on peut piocher dans les fonds de sauce européens de quoi accommoder notre plat. Pour une armée commune, il faut : une protection stratégique, un leadership démocratique, un commandement, des troupes, du matériel et un financement. Sauvons l’Europe ne prétend pas ici fournir une recette prête à l’emploi, mais simplement montrer que nous disposons en réalité des ingrédients pour y parvenir. Selon son goût, on substituera tel ou tel morceau et on assaisonnera. L’essentiel est que le plat fasse ventre.
Soyons clairs, la protection stratégique est apportée par la France. Elle est le seul pays occidental à posséder une dissuasion nucléaire indépendante des Etats-Unis, contrairement à nos cousins britanniques. Sans entrer dans des discussions oiseuses sur un partage du Bouton que personne n’a jamais réclamé aux Américains, la réaffirmation que l’Europe fait partie de nos intérêts stratégiques et l’accès à de nouveaux vecteurs de lancements potentiels par d’autres pays européens rempliront cet office.
Soyons clairs à nouveau : nous ne pouvons pas concevoir une défense européenne sans une légitimité démocratique. L’Euro a été construit par les règles, mais c’était sur la base de banques centrales déjà indépendantes. L’Union européenne, dans son état actuel et avec ses paralysies d’unanimité, ne peut porter cette responsabilité. Il faut donc constituer une coalition d’Etats volontaires, qui peut d’ailleurs inclure le Royaume-Uni et la Norvège. Nous proposons que sa direction soit désignée par les chefs d’État et de gouvernement concernés à la double majorité des deux-tiers (Etats et population) et confirmée par la majorité des parlementaires. Là où la désignation de la Commission suscite peu d’attention citoyenne, nous pouvons nous attendre à ce que celle des garants de la sécurité commune joue dans les élections européenne.
Pour le commandement militaire les choses semblent assez simple : il suffit de dupliquer entre européens le fonctionnement actuel de l’OTAN. Ce commandements dirigerait les troupes européennes et aurait vocation à coordonner les troupes nationales.
Parlons maintenant des soldats. On peut envisager de reproduire le modèle à trois niveaux de l’agence Frontex en charge des frontières de Schengen. Un petit corps directement européen, entre 5.000 et 15.000 soldats pour commencer. Cette troupe serait professionnelle et européanisée. Elle s’adjoindrait des militaires nationaux par rotation pour atteindre 40.000 à 80.000 soldats. Cette taille est suffisante pour assurer une capacité d’intervention rapide en Europe ou dans le monde et crédibiliser la menace d’engager politiquement les européens dans un conflit. Le corps européen travaillerait ensuite avec les armées nationales dans un cadre de souveraineté et de solidarité européenne, ces dernières ayant préparé leur intégration dans un commandement commun de style OTAN comme aujourd’hui l’Eurocorps et la Gendarmerie européenne.
Mais comment les armer alors que nos usines sont sous-dimensionnées ? En l’absence de garantie américaine sur la libre utilisation de leur électronique embarquée, il faut acheter européen ou changer l’électronique à la manière des Anglais et des Israéliens. La leçon des guerres mondiales est que la production de masse ne se fait pas par les industriels spécialisés, mais par la reconversion de la sidérurgie et de l’automobile. Il se trouve que ces branches sont en train de fermer des usines que l’on pourrait reconfigurer pour produire des munitions, des drones, une défense anti-aérienne et des moyens de transport. Il faut ici viser l’effet de masse non pas en divisant les programmes entre tous les industriels, mais en achetant une forte quantité d’un nombre réduit de modèles comme le font les américains – et les russes. Il n’y a là rien d’insurmontable, nous l’avons déjà fait du jour au lendemain pour nous procurer les vaccins contre le Covid.
Enfin avec quel argent ? C’est peut-être le domaine où les autorités nationales et européennes ont le plus contribué au débat ces derniers jours. Emprunts, réattribution de fonds, mobilisation des actifs russes saisis, autorisations pour les Etats de creuser le déficit… Il nous semble qu’à court terme un emprunt commun des Etats volontaires suivi par la création d’une ressource propre devraient assurer la capacité à acheter du matériel à plusieurs et à former des soldats. Si cette ressource propre était fiscale, par exemple une part d’impôt sur les sociétés, ceci permettrait en outre de créer un embryon d’union fiscale. Voire de progresser entre Etats volontaires sur la sécurisation des libertés démocratiques et de nos droits sociaux, mais c’est l’affaire de demain.
Nous le voyons, nous avons les outils pour construire à bref délai une défense européenne solide. Nous en avons sorti quelques uns de la caisse pour le montrer, s’ils ne plaisent pas qu’à cela ne tienne il suffit de fourrager un peu plus. En réalité, le seul obstacle qui puisse se dresser devant les européens est l’absence de volonté.
Excellent article, limpide, sans bavures. « Pas de légitimité démocratique, pas d’unité politique, pas de soldats, pas d’argent, pas d’industrie de l’armement… » toute l’impuissance européenne est parfaitement diagnostiquée, et la conclusion s’impose naturellement: « Nous le voyons, nous avons les outils pour construire à bref délai une défense européenne solide ». « Soyons clairs »: il manque un « n' » et un « pas », ici…
La conclusion était plutôt le dernière phrase :
En réalité, le seul obstacle qui puisse se dresser devant les européens est l’absence de volonté.
Votre commentaire l’illustre parfaitement …