Peut-on dire, à l’issue de la présidence allemande, qu’une occasion manquée à ce jour, c’est « l’Europe de la sécurité et de la défense » ?
La prudence, voir la méfiance qui caractérisent encore aujourd’hui la coopération entre l’Allemagne et la France dans ce domaine viennent de très loin, et elles sont sûrement réciproques. Certes, les Français poussent aujourd’hui à une approche beaucoup plus « européenne » en la matière, et demandent légitimement une « partage du fardeau ». Mais pour cela, il faudrait aussi définir une méthode qui permet de définir les objectifs européens communs dans ce domaine. Est-ce que l’Europe sert à prolonger les intérêts français dans le monde ? Ou est-ce que la France est prête à se ranger, le cas échéant, derrière les « intérêts européens » ?
Aujourd’hui, le débat commun, européen, sur ce que doivent être nos priorités au niveau mondial fait défaut. Par exemple, quelle stratégie européenne poursuivons-nous au Mali ? Le président Macron, comme ses prédécesseurs, en parle assez peu, comme si cela allait de soi. Mais si cette opération est dans l’intérêt européen (ce dont je suis convaincu), il faudrait un débat européen, d’où se dégagent des arguments partagés, qui fondent la pertinence d’une telle politique. Si non, pourquoi les autres pays accepteraient-ils de participer et de payer pour une telle intervention ?
La France dispose d’une longue expérience diplomatique. Elle siège au Conseil de sécurité et détient l’arme nucléaire. Elle est seule capable aujourd’hui en Europe d’envisager une « projection de force » au niveau mondial. Mais une telle approche de la politique internationale est fondée dans une vision géopolitique du rapport de forces entre puissances, dans laquelle les « forts » rayonnent, s’imposent, par la force ou par l’influence.
Pour les Allemands et pour beaucoup d’autres en Europe, cela ne correspond pas à la légitimité fondamentale de l’Union européenne, laquelle a pu se faire parce qu’elle renonçait aux rapports de force. Elle remplaçait le droit du plus fort par la force du droit, de la négociation, et du respect des plus faibles. L’Europe est fondée sur la conviction qu’une approche multilatérale et des coopérations avancées permettent un ordre régional ou mondial plus stable. Cela passe par la protection des minorités et des plus faibles. Leurs positions sont à respecter et ils doivent pouvoir se retrouver dans un compromis. Bref, un idéal de démocratie et de droit…
Les droits humains, parfois malmenés à l’Est, ne sont-ils pas le socle de la politique étrangère que doit promouvoir l’Union ?
En France, dans le sillage des Lumières et de la Révolution, il y a l’idée structurante qu’on doit défendre une certaine conception de l’être humain, dont découlent un certain nombre de valeurs, universelles… Elles sont aussi à la base du processus européen. Mais pour être crédible, il s’agit de les respecter, ce qui demande de se les appliquer soi-même avant tout. Ces valeurs, si l’on les prend au sérieux, donneraient une politique étrangère où le plus fort n’impose pas tout parce qu’il le peut, mais se retient, s’intègre et se limite au bénéfice des autres, dont il reconnaît la légitimité de leurs intérêts. Le jour où un président français proposera une politique étrangère européenne fondée non pas sur la force et la puissance, mais sur une méthode et des procédures qui permettent de définir une véritable politique commune, l’Allemagne devra sans doute revoir sa position. On commencera alors à discuter des gages nécessaires pour se faire confiance…
La France, si l’on vous suit, est donc l’élément bloquant pour la mise en place d’une politique étrangère et de sécurité européenne ?
À mon sens, il serait dans l’intérêt français de poursuivre une révision critique de sa politique européenne. Si la France veut retrouver son rôle historique en Europe, il s’agit en particulier pour elle de saisir les changements qui sont intervenus depuis la chute du Mur de Berlin et surtout depuis l’élargissement de l’Union, et d’en tirer les conséquences. Si la France veut continuer, comme dans le passé, de guider l’Europe par les idées, sa vision doit chercher à tenir compte des réalités de l’ensemble des membres de l’Union, sans autant marchander ou reculer sur les valeurs fondamentales. Il est vrai que ceci n’est pas précisément une approche gaulliste en matière de politique européenne. Mais Robert Schuman, lui, ne parlait pas de « défendre les intérêts français » en Europe, ni de « garantir l’influence française » en Europe ou dans les institutions communautaires…
[author title= »Stefan Seidendorf » image= »https://www.sauvonsleurope.eu/wp-content/uploads/2012/09/seidendorf_drup.jpg »]Stefan Seidendorf est Docteur en Sciences politiques et Directeur adjoint de l’institut franco-allemand de Ludwigsbourg, fondé il y a 70 ans pour ouvrir les chemins de la réconciliation franco-allemande. Il répond aux questions d’Henri Lastenouse, Secrétaire général de Sauvons l’Europe. Cet entretien a été mis en forme par Anthony Favier et publié en premier lieu chez nos amis de Témoignage chrétien[/author]
Eclairage très intéressant d’un domaine critique mais effectivement souvent laissé dans l’ombre. Il donne une piste très positive que la France pourrait suivre pour garder son importance mondiale tout en valorisant celle de l’Europe.
L’analyse de M. Seidendorf fort juste omet que, dans ce monde, la force fait partie intégrante de la diplomatie. S’il est vrai que la France veut imposer sa vision des relations internationales et ne cherche pas à comprendre la position des autres européens, il faut aussi que ces derniers comprennent que trop souvent la négociation aboutit plus facilement si vous tenez dans votre dos un gros bâton. C’est tout aussi vrai en économie internationale où la puissance financière et économique sont bien utiles.
Je partage l’analyse de M. Seidendorf. L’Europe ne renonce pas à la force pour se défendre ou pour intervenir là où ses intérêts ou ses convictions humanistes sont menacés. Robert Schuman, lui, ne parlait pas de « défendre les intérêts français » en Europe, ni de « garantir l’influence française » en Europe ou dans les institutions communautaires. Mais depuis 1958 et l’entrée de De Gaulle dans le jeu européen, les français ne voient l’Europe que comme une France élargie (ce qu’elle ne sera jamais) ou comme une entité dont elle serait le leader (ce qui n’est plus le cas depuis la réunification allemande). Mais, malgré cette attitude que déplorent les autres états membres et qu’ils lui font savoir, la France ne renonce pas à son hégémonie sur l’Europe. Elle se manifeste actuellement par sa vision d’une Europe de la défense qu’elle pense dominer du fait de son droit de véto au conseil de sécurité de l’ONU et sa force nucléaire. Il faut se mettre à la place des 26 autres états membres qui n’accepteront une Europe de la défense qu’ils souhaitent et qui est nécessaire, que si la France abandonne à l’Europe c’est à dire à une direction collégiale son privilège de véto à l’ONU (demandé en 2018 par les Allemands en réponse aux visions en matière de défense européenne d’Emmanuel Macron) et la mise à disposition de sa force nucléaire à une direction collégiale des états membres de l’Europe. La France n’est pas dans ces dispositions c’est pourquoi l’Europe de la défense restera encore en panne tant que le fantôme de De Gaulle continuera à hanter la politique française.