Le logiciel libre : un enjeu de sécurité européenne

Pour assurer la sécurité future de l’Europe, une politique européenne du logiciel libre est nécessaire. On se fait souvent une image fausse de ce sujet, réduit à un usage sympathique de gratuité hors marché. Il n’en est rien et le logiciel libre recouvre en fait plusieurs réalités, qui vont de développements individuels parfois de qualité, à des logiciels gratuits édités par des fondations ou des entreprises, jusqu’à des standards industriels construits par des regroupements sectoriels d’entreprises. On le sait peu, mais l’infrastructure d’Internet repose ainsi entièrement sur du logiciel libre.

L’une des faiblesses de l’industrie européenne est son retard dans le domaine de l’informatique. Abondamment commenté et au cœur du rapport Draghi, ce retard tient en partie à l’inachèvement du marché unique qui fait que les pépites européennes s’exportent très rapidement aux USA après avoir éprouvé leur concept sur leur marché national ainsi qu’à une absence de culture de fonds d’investissements publics comme privés. Insistons ici un instant sur l’investissement public : la quasi-totalité des entreprises américaines du secteur technologique se sont lancées sur la base de financements publics. On peut également y ajouter pour la France une culture managériale défavorable aux ingénieurs, qui, aux Etats-Unis, sont aux manettes des start-up.

Le résultat est que l’Europe manque, avec régularité, tous les trains technologiques successifs alors même que certains ont été créés en Europe, comme la carte à puce et l’Internet. Le micro-ordinateur, l’Internet, les smartphones, le stockage des informations dans le cloud puis l’intelligence artificielle nous sont passés sous le nez. A chaque fois la même réaction insouciante : « Eh bien, nous prendrons le prochain train ». Ceci est irréaliste.

Nous ne pouvons pas être absents de chaque couche d’une chaîne de valeur, dépendre entièrement de nos concurrents pour le moindre traitement de notre information, et nous imaginer les surpasser au coup suivant.

Nous avons donc besoin de construire des alternatives aux services contrôlés par les GAFAM américains. Le réflexe dans le débat public est alors souvent d’appeler au développement des plateformes souveraines, dont nous aurions la maîtrise. Mais comment recréer Google en Europe ? L’expérience du moteur de recherche français Qwant est à tort considérée comme un échec, parce qu’elle s’était chargée de cet objectif démesuré.

L’initiative Eurostack qui rassemble de nombreux industriels européens et parlementaires tente de proposer une approche intégrée souveraine, qui repose sur des coopérations techniques, des financements, des achats publics orientés et la constitution de standards européens ouverts.

Proposons ici une autre idée, présente dans Eurostack mais pas en son cœur. L’important n’est pas que nous maîtrisions l’alternative, l’important est que personne ne la maîtrise afin de rétablir une égalité des armes. L’indépendance ne réside pas forcément dans l’exclusivité européenne d’un outil, mais tout aussi bien dans l’existence d’un outil qui ne peut être le vecteur d’une dépendance. Et l’expérience pointe abondamment vers le seul système de développement capable de faire émerger des alternatives « neutres » : le logiciel libre, ou open source que nous traiterons ici comme équivalents.

En effet, de par sa nature même, le code d’un logiciel libre est public et réutilisable par quiconque. Ceci interdit en pratique que son créateur puisse inféoder ses utilisateurs en le faisant évoluer vers plus de contrôle. Bien vite apparaît un concurrent plus libre qui reprend une version précédente du code, puis le fait évoluer à son tour. Quand Sun Microsystems a souhaité affaiblir Microsoft, elle a créé la suite bureautique OpenOffice pour faire pièce à Word et Excel. Le succès venu, Sun a tenté d’intégrer OpenOffice à son écosystème. Une fondation s’est alors créée en Allemagne pour continuer le projet sous le nom de LibreOffice, dont le format de fichier est devenu une telle norme mondiale que Microsoft lui-même a fini par l’adopter sous le nom de docx pour remplacer le sien.

Parce qu’elles sont inappropriables, ces technologies libres ont fini par dominer dans de nombreux domaines, et notamment tous les protocoles de fonctionnement d’Internet. L’Europe n’a sans doute pas les moyens de recréer des acteurs de taille mondiale dans chacun des domaines de l’informatique, mais elle peut très facilement faire émerger des logiciels neutres disponibles pour tous les acteurs du marché et qui réduiraient très fortement la dépendance aux GAFAM. Selon les secteurs, l’Europe pourrait assurer la maturité et la pérennité de solutions reconnues, ou au contraire permettre l’émergence de nouvelles approches. Sans prétendre à l’exhaustivité, examinons quelques secteurs.

Les processeurs reposent aujourd’hui sur trois architectures de jeux d’instructions : X86, plus puissant, que l’on trouve dans les ordinateurs, ARM, plus économe, que l’on trouve dans les smartphones et RISC-V qui est une sorte de version libre d’ARM et que son absence de maturité restreint pour l’heure à des usages spécialisés. La Chine a cependant fortement investi dans le développement de RISC-V pour faire face aux sanctions américaines, et ces processeurs font tourner de l’électronique embarquée et quelques serveurs de cloud. A l’origine à Berkeley, la Fondation qui porte ce projet s’est depuis expatriée en Suisse pour se protéger. Sans attendre de miracle à court terme, un soutien européen au développement de RISC-V semble une indispensable prudence.

En ce qui concerne les systèmes d’exploitation, Linux s’impose comme alternative. Majoritaire pour la technique informatique (serveurs, électronique embarquée), il est anecdotique auprès du grand public qui ne connaît que Windows et MacOs ; sauf à se souvenir qu’Android qui équipe les trois quarts des smartphones est un Linux. Il s’agit d’un échec de marché, lié à un manque d’intérêt des développeurs de matériels et de logiciels à destination du public pour un système gratuit et efficace, mais non diffusé chez leurs clients. Notons que ce n’est pas irréversible, comme le montre l’exemple d’Android. Or l’Europe pourrait ici avoir un impact énorme pour créer ce marché, via deux actes simples. D’abord tout simplement imposer Linux comme un standard d’opérabilité et donc que les produits (imprimantes, routeurs wi-fi, dispositifs de smart-home…) vendus en Europe soient compatibles avec ce système d’exploitation. Ensuite développer une base d’utilisateurs en favorisant l’adoption de Linux par les administrations publiques. Un appel d’offres important pour le développement de solutions professionnelles ou leur portage sur Linux jouerait le rôle d’amorce. Rappelons enfin que dans quelques mois, un très grand nombre d’ordinateurs sous Windows 10 et ne possédant pas les caractéristiques requises pour installer Windows 11 ne recevront plus de mise à jour de sécurité de la part de Microsoft. Un plan européen d’aide à la conversion de ces ordinateurs sous Linux serait de nature à créer un marché.

Les programmes libres à destination du public, bureautique, audiovisuel ou navigation et communication sur Internet sont florissants mais quoi que de qualité n’ont pas toujours atteint le stade de maturité d’usage de nombreux produits commerciaux. Sans choisir ici de champion, un soutien dans la durée aux logiciels les plus aboutis et à l’émergence de nouvelles pousses nourrirait un écosystème suffisant pour remplacer une partie des logiciels propriétaires. Les efforts pour rendre Linux compatible avec la plupart des jeux doivent être financés, comme le fait en partie, Valve leader mondial de la vente de jeux vidéos sur PC qui fait évoluer ce paysage pour ne plus dépendre de Microsoft.

Dans le cloud, ce sont autant des serveurs physiques que des briques logicielles de sécurité et de gestion des informations qui sont nécessaires. L’Europe pourrait ici tout à fait financer le développement de standards ouverts et d’outils libres par les entreprises européennes du secteur, pour leur permettre d’offrir des services de qualité équivalente à leurs concurrents américains. Bien entendu, la commande publique européenne doit être mobilisée avec profit pour éviter que l’ensemble des données de la Commission, par exemple, ne se retrouve en pratique hébergée sous la juridiction de l’administration Trump.

L’intelligence artificielle est aujourd’hui très partagée entre les IA propriétaires d’Open AI (Chat GPT), Anthropic (Claude) et Elon Musk (Grok), et les modèles libres de Facebook (Llama), Mistral, AliBaba (Qwen) et Deepseek (R1). Les modèles libres sont très compétitifs et souvent meilleurs mais Mistral est le seul acteur européen avec peut être ici Facebook, dont l’équipe de recherche principale est également à Paris. En finançant la recherche et en investissant dans plusieurs entreprises européennes, la Commission peut s’assurer qu’un tissu d’alternatives est maintenu.

On le voit, l’Europe dispose de points d’appui pour reprendre pied sur les secteurs technologiques dont elle a manqué le développement. Le libre offre une porte d’entrée pour y parvenir, en apportant tout à la fois des alternatives aux systèmes propriétaires, la solvabilisation d’un marché pour les entreprises locales de support informatique et la pérennisation du tissu de développeurs qui, rappelons le, sont majoritairement européens. Loin de s’opposer aux acteurs privés du logiciel en Europe, une telle politique leur offre un level playing field par rapport à leurs concurrents d’Outre-Atlantique. Nous appelons donc à ce que le libre ne soit pas considéré comme un secteur marginal, mais bien comme le pivot d’une politique industrielle et de sécurité européenne.

Arthur Colin
Arthur Colin
Président de Sauvons l'Europe

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1 COMMENTAIRE

  1. Bravo pour cet article qui, et c’est bien rare, met en avant la porte de sortie que constitue le logiciel libre pour permettre à l’Europe de rattraper son retard …
    Encore faudrait-il que les politique se saisissent, de manière courageuse, de ce sujet. Le récent accord de l’Education Nationale avec Microsoft ne va malheureusement pas dans cette direction!

    Cordialement
    Michel Catry

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