Le 23 octobre 2011, pour la première fois de leur histoire, les Tunisiens se rendaient librement aux urnes. Mais, depuis l’élection de l’Assemblée Constituante, le gouvernement provisoire n’a toujours pas entamé les réformes nécessaires à une transition démocratique. La justice est loin d’acquérir son indépendance et la police reste fidèle à ses pratiques violentes, incompatibles avec l’esprit républicain. La jeunesse, qui a porté le soulèvement révolutionnaire de décembre 2010, en est la première victime.
En mars 2012, Jabeur Mejri et Ghazi Beji sont condamnés à 7 ans et demi de prison, l’un pour une caricature jugée offensante pour l’Islam, l’autre pour la publication sur le net d’un récit intitulé L’illusion de l’Islam (5 ans pour avoir «publié et diffusé des écrits susceptibles de troubler l’ordre public», 2 ans pour «offense à autrui via les réseaux publics de communication» et 6 mois pour «atteinte aux bonnes mœurs par le geste et la parole» ainsi qu’à payer une amende de 1,2 million de dinars). Jabeur Mejri croupit derrière les barreaux depuis un an et demi. Ghazi Beji a réussi à s’enfuir et quitter clandestinement le pays, après un périple de plusieurs mois, il a rejoint la France où il vient d’obtenir le statut de réfugié politique. Surnommés «les deux athées de Mahdia», ils symbolisent dans la Tunisie d’aujourd’hui le combat pour la liberté de conscience, de fait non reconnue.
En mars 2013, Amina Sboui publie une photo d’elle sur Facebook, seins nus, avec à même la peau dénudée les inscriptions “mon corps m’appartient et n’est l’honneur de personne” et aussi, “Fuck your morals”. Le 19 mai, elle est arrêtée à Kairouan pour avoir tagué le mot Femen sur le muret d’un cimetière à Kairouan. Elle passe deux mois et demi en prison. Libérée le 1er août, elle n’est pas encore innocentée, un procès court encore contre elle pour profanation de sépulture, une accusation pour laquelle elle risque deux ans de prison. Depuis son arrestation, Amina a fait l’objet d’un harcèlement judiciaire, trois procès en cours. Son véritable crime est de s’être rebellé contre l’ordre patriarcal et d’avoir défié les traditions de la communauté.
Le 13 juin, Alaa Eddine Yaacoubi, alias Weld el 15, est condamné à deux ans de prison ferme pour sa chanson «Boulicia Kleb» où il dénonce la violence policière et une justice soumise à l’ordre théologico-politique. Il est accusé d’atteinte à la pudeur et d’outrage à un fonctionnaire et il est immédiatement emprisonné. Suite à la mobilisation de la société civile tunisienne et à une campagne de presse internationale, sa peine est ramenée à six mois de prison avec sursis lors de son procès en appel le 2 juillet. Mais depuis sa libération, Alaa vit dans une prison à ciel ouvert. Tout l’été, il a été victime d’intimidations policières et de pressions judiciaires quasi quotidiennes.
Les assassinats de Chokri Belaid et de Mohammed Brahmi font écho aux arrestations des rappeurs contestataires. Tous les moyens sont bons pour étouffer les voix qui portent dans les quartiers populaires et qui les détournent de la propagande islamiste.
Ils dérangent parce qu’ils décrivent la réalité sociale telle qu’elle est et dénoncent l’hypocrisie de ceux qui utilisent la religion pour embrigader.
Ils sont devenus le symbole de cette jeunesse qui a été le moteur de la révolution et qui continue de se battre pour voir émerger un Etat démocratique. Ils sont désormais écoutés et entendus par tous : des quartiers huppés de la Marsa jusqu’aux villes ouvrières du bassin minier méridional.
L’oppression qu’ils subissent ne constitue pas un phénomène marginal. Le 16 août dernier, le cinéaste Nasreddine Shili jette un œuf sur le ministre de la culture, lors d’une cérémonie officielle. Le cameraman Mourad Meherzi filme la scène. Lorsque les services d’ordre lui demandent d’effacer la vidéo, il refuse. Quelques jours plus tard, le cinéaste et le cameraman sont arrêtés et placés en détention provisoire. Ils sont poursuivis pour « complot en vue de commettre une agression préméditée contre un fonctionnaire, diffamation, atteinte aux bonnes mœurs, outrage à autrui » et risque jusqu’à sept ans de prison. Ainsi, la liste des réprouvés s’allonge : un caricaturiste, une militante féministe, un rappeur, un cameraman et un cinéaste ont été condamnés. Tous les cas que nous avons cités ont mobilisé la société civile.
Jabeur Mejri, Ghazi Beji, Amina Sboui, Weld el 15, Klay Bbj, Mourad Meherzi, Nasreddine Shili, incarnent le combat en faveur des libertés fondamentales que le gouvernement bafoue : à travers eux, sont malmenées la liberté de conscience, la liberté de disposer de son corps, la liberté de création, la liberté d’informer. Cette justice maîtrise l’art de la dissimulation : elle convertit les opinions et les faits qui la dérangent en délits de droit commun.
Notre interpellation s’adresse aussi au président Moncef Marzouki, opposant du temps de Ben Ali et aujourd’hui aux commandes. Nous aimerions lui rappeler l’une de ses déclarations passées, lorsqu’il rendait hommage au blogueur Zouhair Yahyaoui mort en 2005 après avoir été torturé : «Toute liberté, y compris celle de la parole, se prend et ne se quémande pas : parlez comme vous l’a enseigné Zouhair ; n’ayez plus peur ; laissez tomber les pseudonymes ; quand ce sera une vague de fond, la dictature s’effondrera, c’est cela la leçon de Zouhair». Que font Weld, Amina, Klay, Ghazi, Jabeur, Nasr et Mourad sinon prendre la liberté de rendre publiques leurs convictions ? Face à une telle situation, l’Europe ne peut pas continuer d’entretenir l’indifférence sinon la complaisance ; elle a le devoir d’intervenir et de demander des comptes à un gouvernement capable de tant de turpitudes. Du temps de Ben Ali, les démocraties occidentales avaient manifesté bienveillance et indulgence aux exactions du dictateur. Cette fois, notre silence contribuerait à détourner les révolutions arabes de leur promesse envers une jeunesse démographiquement majoritaire.
L’embastillement constant des porte-parole de cette impatiente jeunesse entrave sinon annule l’avènement de la démocratie. L’Europe se dit impuissante face au drame syrien, mais elle a aujourd’hui l’opportunité de soutenir la Tunisie, un pays qui a encore une chance de réussir sa transition démocratique. Elle a le devoir de venir au secours d’une jeunesse combattant pour les valeurs qu’elle prône.
Pour toutes ces raisons, nous lançons un appel à inscrire Jabeur, Ghazi, Amina, Alaa, Klay, Mourad et Nasreddine à concourir pour l’obtention du prix Sakharov. A travers eux, c’est toute la jeunesse tunisienne qui sera honorée dans son combat pour les libertés. Ainsi, l’Europe contribuerait à l’enracinement et à la croissance des libertés sur la rive sud de la Méditerranée ; elle assumerait par un tel geste la réalité de sa proximité géographique. Ce serait là un beau défi en phase avec la célébration du vingt-cinquième anniversaire du Prix Sakharov. La dissidence arabe serait ainsi reconnue et la jeunesse encouragée à persévérer sur les chemins de la liberté.
Hind Meddeb, Fethi Benslama, Sophie Bessis, Abdelwahab Meddeb, Ali Mezghani, Catherine Clément, Juan Goytisolo, Jean-Luc Nancy, Benjamin Stora, Najet Mizouni, Jacques René Rabier, Henri Lastenouse, Edgar Morin
J’approuve entièrement votre proposition d’inscrire ces jeunes protestataires tunisiens pour le prix Sakharov . Vous pouvez citer mon nom .
Hugues Calliger .