L’Europe : horizon de la relation franco-allemande

« L’avenir de nos deux pays, la base sur laquelle peut et doit se construire l’union de l’Europe, le plus solide atout de la liberté du monde, c’est l’estime, la confiance, l’amitié mutuelles du peuple français et du peuple allemand. » Charles de Gaulle, discours à la jeunesse allemande, 9 septembre 1962, Ludwigsburg. Les discours de ce dimanche 22 janvier 2023 et le croisement de gâteau Forêt-Noire et de Saint-Honoré servi à l’occasion du vrai-faux 60e anniversaire de la relation franco-allemande n’y changent rien : le couple est dans une passe difficile et l’atmosphère est lourde. Les analystes peinent à trouver les mots pour qualifier l’état de la relation. Der Spiegel parle d' »aliénation » (Entfremdung), la Frankfurter Allgemeine Zeitung d' »aphonie » (Sprachlosigkeit). Pour autant, peu de voix s’élèvent pour réclamer un divorce. La relation franco-allemande est-elle donc sans alternative (alternativlos) tout comme l’est, selon Angela Merkel, l’intégration européenne ? Il est certain que la relation franco-allemande subit un (nouveau) stress test intense. Les mécanismes de concertation institutionnalisés par le Traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle, signé en 2019 à quelques semaines de l’irruption de la pandémie de Covid-19, ne semblent pas avoir conduit à un automatisme de penser les enjeux actuels en binôme. Ce stress test porte notamment sur les questions de défense, qui ont figuré au cœur des relations franco-allemandes depuis 1963 et qui ont abouti notamment à la mise sur pied de la brigade franco-allemande ou de projets industriels communs (missile anti-char Milan, hélicoptère de combat etc.). Ainsi l’actualité semble dominée par les dissonances franco-allemandes dans la question des livraisons d’armes à l’Ukraine, l’absence de concertation lors de l’annonce du fonds spécial pour la Bundeswehr par Olaf Scholz (100 milliards d’euros) et lors de la présentation de l’initiative allemande pour une défense aérienne européenne (European Sky Shield Initiative) ou encore les longues tergiversations sur fond de rivalité industrielle autour du système de combat aérien du futur (SCAF) et du Système Principal de Combat Terrestre pour développer un char de combat qui remplacera le Leopard 2 dans la Bundeswehr et le Leclerc dans l’armée française vers 2040. Au niveau économique, le lancement par l’Allemagne sans concertation préalable avec la France d’un plan de sauvetage pour l’économie allemande de 200 milliards d’euros ou le blocage par l’Allemagne des efforts visant à réglementer le prix du gaz au niveau de l’UE sont d’autres illustrations de blocages.

Des différences structurelles socio-économiques persistantes

Ces blocages reflètent logiquement les grandes différences structurelles socio-économiques qui persistent, dont la part de l’industrie rapportée au Produit Intérieur Brut (20,2% en Allemagne contre 10,3% en France), l’ouverture à l’export ou encore le mix énergétique. En effet, en 2021, la production d´électricité en France était assurée à environ 69% par le nucléaire, à 22% par des sources renouvelables et à 6% par le gaz tandis que l’Allemagne avait recours aux énergies renouvelables à 41%, au charbon à 27%, au gaz à 16% et au nucléaire à 12%. Ces différences structurelles n’atténuent cependant en rien le constat que l’intégration européenne constitue pour la France et l’Allemagne un intérêt stratégique supérieur partagé et une perspective de dépassement de l’entre-soi. C’est ainsi que le Traité d’Aix-la-Chapelle consacre son premier chapitre aux affaires européennes. L’article 1er dispose que « les deux États approfondissent leur coopération en matière de politique européenne. Ils agissent en faveur d’une politique étrangère et de sécurité commune efficace et forte, et renforcent et approfondissent l’Union économique et monétaire. Ils s’efforcent de mener à bien l’achèvement du Marché unique et s’emploient à bâtir une Union compétitive, reposant sur une base industrielle forte, qui serve de base à la prospérité, promouvant la convergence économique, fiscale et sociale ainsi que la durabilité dans toutes ses dimensions. »

Macron & Scholz : 7 objectifs communs pour l’intégration européenne

Dans une tribune publiée dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung 48 heures avant la célébration des noces de diamant franco-allemandes, Emmanuel Macron et Olaf Scholz confirment que l’Europe soit l’horizon de la relation franco-allemande. Ils fixent dans cette tribune 7 objectifs communs pour l’intégration européenne : « garantir que l’Europe devienne encore plus souveraine et dispose des capacités géopolitiques pour façonner l’ordre international », renforcer les capacités de « résilience et à agir de manière prospective dans des domaines stratégiques » avec l’ambition que l’Europe « (devienne) le premier continent climatiquement neutre au monde » , faire de l’Europe « un leader mondial de la production et de l’innovation », assurer que « le progrès économique et social aille de pair avec une transition écologique », garantir l’efficience du budget européen, doté de véritables ressources propres pour investir dans des biens communs européens, défendre l’Etat de droit européen et enfin progresser rapidement dans le processus d’élargissement de l’Union européenne. Reste à savoir comment ces objectifs relativement abstraits se traduiront en actes franco-allemands lors des moments de vérité européens à venir dès avant les élections européens de mai 2024 : la mise en œuvre du Green Deal européen, la réponse à apporter au Inflation Reduction Act, l’initiative phare des États-Unis en matière de climat et d’industrie dotée d’un budget de 369 milliards d’euros, la réforme du Pacte de Stabilité et de Croissance envisageable à l’été 2023, la participation européenne au financement de la reconstruction de l’Ukraine, ou encore la traduction des propositions de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe en réforme des Traités. Oui, « sans consensus franco-allemand toute solution européenne reste illusoire » sachant qu’une fois que ce consensus est trouvé le couple franco-allemand est en capacité de bousculer toutes les rigidités européennes comme illustré par le fait que le couple franco-allemand ait porté le plan de relance post-Covid-19 et ouvert la voie au recours inédit à cette échelle à l’emprunt européen. Au-delà des objectifs politico-stratégiques de la relation franco-allemande, le temps long et citoyen de la relation franco-allemande s’inscrit lui aussi dans une perspective européenne. Ainsi une étude de 2018 de la Fondation Bertelsmann et de l’Institut franco-allemand sur les 2200 jumelages associant des collectivités locales françaises et allemandes inclut un sondage selon lequel 80 % des personnes sondées jugent ainsi que le jumelage représente « l’Europe en action ». Accessoirement, près des deux tiers des sondés indiquent que leur jumelage est stable ou gagne en intensité et, dans un cas sur trois, plus de 70 personnes vont chaque année dans la ville jumelée. La dimension européenne est d’ailleurs un élément pivot de la plateforme pour les partenariats communaux franco-allemands mise en place en décembre 2020 ainsi que du Fonds citoyen franco-allemand, dont l’objectif est de promouvoir la coopération franco-allemande et l’émergence d’une société civile européenne et qui avait déjà permis en 2021 après un an d’existence de soutenir près de 300 projets pour un montant total de 2,8 millions d’euros. Serait-il par ailleurs possible que le temps long, la profondeur humaine de la relation franco-allemande et sa contribution à l’intégration européenne résultant des jumelages mais aussi des échanges universitaires ou scolaires (mention spéciale pour le programme Brigitte Sauzay) ou simplement de relations de voisinage soient largement sous-estimés ? Alors qu’million de bébés seraient nés grâce au programme européen d’échanges universitaires Erasmus, où est le décompte du nombre de bébés du couple franco-allemand ?

Les initiatives de coopération transfrontalière trop peu médiatisées

De même, les initiatives de coopération transfrontalière portées par les collectivités territoriales sont intrinsèquement européennes mais ne retiennent probablement pas encore l’attention (européenne) qu’elles méritent. Et pourtant les exemples sont légion : coopération entre Sarre, Rhénanie-Palatinat et Grand Est dans le cadre de « SaarLorLux » sur les questions de formation et de protection civile, coopération (la plus ancienne) entre la Rhénanie-Palatinat et la Bourgogne-Franche-Comté, entre la Nouvelle Aquitaine et la Hesse, notamment en matière de coopération scientifique, ou encore celle entre le Baden-Württemberg et le Grand-Est qui, en 2019, a subi l’épreuve du feu dans le cadre du transfert de patients COVID-19. Ce temps long et citoyen de la relation franco-allemande permet de penser qu’elle est durable et équipée pour résister aux vicissitudes de l’actualité politique. Deux récents sondages le confirment. Selon une étude franco-allemande sur la jeunesse conduite par l’Office franco-allemand de la jeunesse fin 2022 auprès de 3000 personnes âgées de 16 à 25 ans dans les deux pays, les jeunes manifestent une confiance assez haute à l’égard de la solidarité européenne. Ainsi, à la question : « Quel est votre degré d’optimisme ou de pessimisme pour les cinq prochaines années quant à l’évolution de… ? », ce sont la coopération franco-allemande et la solidarité entre les pays en Europe qui arrivent en tête (45 % dans les deux pays pour le premier élément, 42 % en Allemagne et 38 % en France pour le deuxième). De la même façon, un sondage réalisé fin 2022 par la fondation Böll montre que si une majorité relative de Français et d’Allemands (36% et 39%) ont perçu une dégradation des relations franco-allemandes, l’idée d’un « moteur » franco-allemand nécessaire pour l’Union européenne reste très ancrée de part et d’autre du Rhin (81%). La solidité du couple franco-allemand se mesurera donc à sa capacité de produire au niveau européen « des réalisations concrètes créant d’abord des solidarités de fait » pour reprendre les termes de la Déclaration Schuman du 9 mai 1950.

Matthieu Hornung
Matthieu Hornung
Animateur de Sauvons l'Europe en Belgique.

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14 Commentaires

  1. Très intéressant et fourni l’article de Matthieu Hornung sur « l’horizon de la relation franco-allemande ». jp moussy

  2. Tout ça c’est pas mal vu. Cependant je suis heurté par le fait qu’au moment ou se signe un traité franco-espagnol, personne à SLE ne juge approprié d’y consacrer au moins un commentaire. L’Europe a besoin de l’Espagne ! Et réciproquement bien sûr. Il faudrait expliquer pourquoi, comment.

    • La télé, la radio, les journaux, les réseaux sociaux appartiennent au monde du spectacle. Or quoi de plus spectaculaire que les querelles politiques entre l’Allemagne et la France (ou les querelles internes aux deux pays), dont on sait à quel point elles relèvent de la pantomime ? Et quoi de moins spectaculaire qu’un traité de coopération entre deux pays qui s’entendent plutôt bien, ou alors que les nombreuses petites initiatives pour la coopération et l’entente franco-allemande ? Rien là-dedans qui évoque les tensions et le suspense des séries télévisées, ou la paranoïa des petits groupes complotistes sur Facebook.
      Cet essai d’explication n’a rien d’encourageant. Mais tâchons au moins de savoir à quel niveau il faudrait pouvoir agir.

    • Vous avez parfaitement raison d’attirer l’attention sur cet autre accord bilatéral… mais laissons juste un peu de temps au temps pour que SLE comble cette apparente « lacune ».

  3. L’Allemagne n’a-t-elle pas toujours joué un rôle dominant en Europe, elle qui a imposé une politique économique d’austérité à toute l’U.E. pendant plus quarante ans ?

    • Et pendant que, la même Allemagne, « imposant une politique économique d’austérité à toute l’UE. pendant plus de quarante ans »; parallèlement, la France compte, pas moins, de près de….50 ans de déficit budgétaire. 3000 milliards d’€uros de dettes – à ce jour -, c’est donc, de toute évidence, à cause de cette Allemagne.

  4. Tout à fait, l’Allemagne n’accepte de coopérer avec la France que pour ses propres intérêts économiques. On le voit clairement dans les dernières décisions du gouvernement allemand, qui bloque une plus grande coopération dès qu’il voit un plus grand profit dans une politique égocentrique. Et vivant en Allemagne depuis 32 ans, j’ai rarement rencontrė des Allemands vraiment persuadés de l’amitié franco-allemande. Même lorsque j’habitais à la frontière pas très loin de Strasbourg, les Allemands s’intéressaient surtout à ce qu’ils pouvaient acheter moins cher en France et très peu aux relations avec les Français. Même mes enfants ont entendu toutes sortes de moqueries à l’école sur les Français. Désolée mais mon bilan est vraiment négatif. C’est la raison pourquoi j’ai décidé de retourner en France.

  5. Bonjour.

    Ce sont toujours les autres qui ont tort, c’est d’une facilité déconcertante, ne faut-il pas d’abord balayer devant notre porte ?
    Une fable illustre parfaitement mon propos, celle de la Cigale (la France) et de la Fourmi (l’Allemagne) de notre Jean de la FONTAINE national.
    Pendant que nous vivions pendant des décennies sur les progrès réalisés pendant la période Gaullienne (nucléaire, espace, aviation, etc….), pendant que nous laissions tombés notre secteur industriel et son savoir, pendant que nous accumulons année par année un extraordinaire déficit de la dette publique (3 000 milliards d’Euros) avec en plus un déficit commercial qui ne cesse de croitre année par année (au minimum à 160 milliard pour 2022), pendant que notre éducation nationale connaît un régression consternante (la majorité des étudiants ne savent pas lire, écrire, compter correctement) pendant que notre nation subit un déclassement dans presque tous les domaines, l’Allemagne (la fourmi) elle s’activait, ne négligeant surtout pas son secteur industriel et surtout celui des machines outils, en glorifiant l’apprentissage , la recherche, l’accompagnement et la transmission des divers savoirs, en ayant une balance commerciale le plus souvent très largement excédentaire.
    Je pourrai continuer ainsi pendant longtemps, je vous démontre que nous ne sommes pas pris au sérieux, certains s’étonne nt de ce qui se passe aujourd’hui, pas moi.
    Nos politiques par cupidité et égoïsme, n’ont pas voulu saisir les opportunités qui se sont offertes à nous dans un passé plus au moins récent (fusion des 2 Allemagnes, etc…) pour finaliser la construction européenne, nous le payons chèrement aujourd’hui, ce n’est qu’un début à moins que ….?
    Au fait, le 60iéme anniversaire de la relation France Allemagne que l’on pourrait appeler le bal des hypocrites.

  6. le couple franco allemand est important mais ne fait pas assez de place aux autres pays

    d’Europe . Même si c’est plus difficile , l’Europe sera plus forte si elle s’appuie sur l’ensemble des nations qui la compose .

    • Bonjour.

      Pour s’appuyer sur les autres nations, faut-il que ces dernières le veuillent, que les individualismes tombent, que l’objectif d’une nation européenne forte et souveraine soit un leitmotiv, c’est loin d’être le cas, soyons réaliste.

      • En effet, vous pointez du doigt un aspect qui est loin d’être négligeable: l’ Europe à plusieurs vitesses quant à la volonté de s’ancrer dans une véritable construction d’ensemble (pour reprendre la formule de la déclaration Schuman). C’est en tout cas une constatation aisée à appréhender en tant que situation « de facto ».

        Aussi, ne faut-il pas ignorer la soupape de sécurité que représente « de jure » le recours aux « coopérations renforcées » entre quelques Etats membres « pionniers », qu’autorisent les traités – étant entendu que les autres ont la faculté de rejoindre cette « avant-garde », à leur rythme… mais pas à n’importe quelles conditions. L’exemple récent de la Croatie adoptant l’euro en est un exemple éloquent.

        • post-scriptum: … une Croatie qui vient également de rejoindre l’Espace Schengen, autre exemple de coopération n’englobant pas la totalité des Etats membres de l’UE, tout en incorporant par ailleurs des pays ou micro-entités situés à l’extérieur de cette dernière.

          • Bonjour Monsieur VERNIER.

            La Croatie ne fait que rejoindre un ensemble existant, son positionnement aidera t’il à finaliser la construction européenne ou au contraire rejoindra t’elle les pays qui sont une entrave à la création de la souveraineté européenne ?
            Aujourd’hui, je ne peux pas m’empêcher de penser que les USA utilise l’OTAN d’une manière insidieuse, il déstabilise l’Europe et en tire d’énorme profits énergies, armement (on remplace les tanks Léopard qui seraient donnés aux uhrianiens par des tanks américains, etc……
            Ne sommes nous pas des incrédules pour certains, des vendus pour d’autres, que se passera t’il si pendant ce conflit, ls nous laissent tomber en prétendant que c’est une affaire européenne ou s’il y a changement de Président aux USA ?

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