En avril dernier, le Conseil d’Etat a pris une décision remarquable de virtuosité juridique pour s’opposer à la Cour de justice sans rompre les ponts. Il s’agit de l’arrêt French Data Network qui concerne l’espionnage généralisé des citoyens par l’Etat, ou plus pragmatiquement la conservation indifférenciée de l’ensemble des données de connexion pour prévenir les actes de terrorisme et traquer la délinquance. On a peut être mal apprécié les conséquences théoriques de la branche centrale du raisonnement déployé, qui conduisent si on le met en œuvre strictement à la fin de l’applicabilité des libertés publiques européennes en France.
Nous avons touché il y’a peu aux habits neufs de la discussion souverainiste, qui est devenue d’un fétichisme juridique étonnant. Entrons aujourd’hui dans les arcanes de la pensée judiciaire française, dont l’application à Big Brother a des conséquences un peu inattendues.
La Cour de Justice, dans ses arrêts Tele 2 puis récemment Quadrature du Net, a pris une position d’interprétation du droit européen très protectrice des citoyens en matière de conservation des données, et peut être trop. Hors le cas du risque terroriste, en somme point de salut. Ceci est bien incommode pour des gouvernements dont les forces de l’ordre collectent bien plus de données. Le contentieux vient naturellement devant le juge français, qui dans le cadre de la primauté du droit européen devrait appliquer la norme commune. Mais il y’a toujours un léger embrayage entre le droit européen en Europe de Luxembourg, et son application en Europe nationale. Comment s’en sortir ?
Signalons d’abord l’incroyable proposition de notre gouvernement très europhile. Il a suggéré au Conseil d’Etat d’écarter l’interprétation de la CJUE comme ultra vires, c’est à dire à ce point non conforme aux Traités qu’elle sort de sa compétence. Le juge national est donc reconnu comme le juge en dernier recours de l’ordre juridique européen. Il s’agit techniquement d’une déclaration de guerre à Bruxelles, et c’est la voie qu’avaient choisi respectivement la Cour constitutionnelle allemande sur la politique monétaire et la Pologne sur l' »indépendance » de ses juges. Autant dire qu’en pleine crise de l’Etat de droit avec la Pologne, le Gouvernement se proposait d’ouvrir le même front juridique que cette dernière sur les libertés publiques.
Confronté à cette jurisprudence extensive de la CJUE, le Conseil d’Etat va se livrer à une exercice de haute voltige. Sous sa formation d’assemblée, qui signale une prise de position de principe, il va d’abord repousser la possibilité d’écarter les arrêts de la CJUE comme ultra vires. Il s’agit donc d’une révérence diplomatique : la Cour de justice est bien le juge de dernier ressort du droit européen. Cette position est très importante, parce qu’elle établit que l’on se situe dans un dialogue des juges et pas un affrontement. Au contraire les sujets vont être déminés un par un, en tortillant un peu le droit. Ainsi, le Conseil impose un accord préalable d’une autorité administrative et pas un simple avis, le degré de menace pour l’ordre public qui justifie la collecte des données doit être périodiquement réévalué par le Gouvernement, et en ce qui concerne la destination des données utilisables pour les enquêtes, ma foi une fois qu’elles sont collectées, elles sont collectées. Et on aurait pu s’arrêter là, avec une bienveillance attendue de la CJUE sur les détails, d’autant qu’elle pouvait à son tour faire évoluer sa position à l’occasion des directives privacy.
Mais à la place, le Conseil d’Etat va développer une analyse mortifère sur la primauté en dernier recours du droit constitutionnel français. Le raisonnement, gracile et superbe, est le suivant : le droit européen est applicable dans l’ordre juridique national par la grâce de la Constitution. Théoriquement, celle-ci surplombe donc les normes européennes. Mais une fois ceci affirmé, comment éviter concrètement l’affrontement entre deux logiques distinctes ? La solution développée en 2006 dans l’arrêt Arcelor est que les ordres européens et constitutionnels sont largement cohérents : ils protègent les mêmes valeurs fondamentales. Dès lors, la prise en compte d’un objectif de valeur constitutionnelle dans le cadre d’une norme européenne est satisfait par cette dernière. Et cette norme européenne est par conséquent valide au regard de la Constitution si elle est valide à l’intérieur du droit européen, dont la CJUE est juge en dernier recours. La surimposition des deux ordres juridiques et la primauté d’interprétation de la CJUE permettent donc d’éviter pratiquement le conflit.
Cependant, si un principe fondamental de la Constitution n’est pas défendu en droit européen, cette surimposition n’existe plus. Il demeure donc une protection du droit national en dernier recours. On avait compris que ceci ne concernerait que des droits et libertés éventuellement plus étendus en droit constitutionnel français, ou des principes protecteurs de ces libertés comme l’impossibilité de déléguer la force publique à des agents privés. Ou encore des principes régaliens comme la libre disposition de la force armée. Mais le Conseil d’Etat va cette fois-ci s’écarter de cette interprétation rassurante et protectrice.
Nous apprenons ainsi que « la prévention des atteintes à l’ordre public, notamment celle des atteintes à la sécurité des personnes et des biens, la lutte contre le terrorisme, ainsi que la recherche des auteurs d’infractions pénales constituent des objectifs de valeur constitutionnelle ». Jusqu’ici tout va bien. Disposons-nous en droit européen d’objectifs équivalents ? « Les objectifs de protection de la sécurité nationale et de lutte contre la criminalité grave, qui contribuent à la protection des droits et des libertés d’autrui, sont au nombre des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ». Tout va toujours bien ! Et d’un seul coup, ceci : « Toutefois, les exigences constitutionnelles mentionnées au point 9, qui s’appliquent à des domaines relevant exclusivement ou essentiellement de la compétence des Etats membres en vertu des traités constitutifs de l’Union, ne sauraient être regardées comme bénéficiant, en droit de l’Union, d’une protection équivalente à celle que garantit la Constitution. » Pourquoi, on ne sait pas !! Mais le Conseil d’Etat décrète d’un seul coup que le droit fondamental européen n’offre pas pour l’ordre public une protection équivalente à celle du droit constitutionnel français, après avoir cité les stipulations des traités qui disent l’inverse.
Or les libertés publiques n’existent qu’en relation avec l’obligation de maintenir l’ordre public. Elles ne sont pas absolues, mais traduisent concrètement un équilibre liberté / sécurité. On comprend alors que si l’ordre constitutionnel français protège plus la sécurité que l’ordre européen, nécessairement il protège moins les libertés, l’équilibre étant déplacé. Et comme les deux sphères ne sont plus ici surimposables, c’est l’ensemble de l’édifice des libertés publiques européennes qui ne peut plus être regardé comme d’application automatique en France sans être passé au crible de la conformité à notre propre équilibre national des libertés. Le Conseil d’Etat nous rassure : il tourne la difficulté dans le cas des collectes de données en tirant à mort sur les marges de flexibilité disponibles, et évoque ce raisonnement sans l’invoquer effectivement.
Mais la menace est désormais présente, et l’épée de Damoclès se balance imperceptiblement au-dessus de nos libertés publiques. Il suffira qu’un juge décide que la sécurité pèse un peu plus lourd dans la balance que les libertés dans un contentieux quelconque, et toute norme européenne que nous pensions protectrice peut être tranchée comme un voile. Idée en l’air ? Qui ne voit que le discours public s’est largement radicalisé sur des positions de plus en plus sécuritaires ces dernières années ? Que la question du contrôle de la police, par les juges ou par quiconque, ne va plus de soi pour une large part des responsables politiques ? Que même à la République en marche on théorise aujourd’hui le passage d’une République des droits à une République des devoirs ? Les juges ne sont pas des êtres éthérés. Ils enregistrent le consensus social et les plateaux de la balance bougent doucement.
C’est devant une pente douce que nous avons besoin du droit européen comme force de rappel.
C’est quand même bien flattant de poser en haut la figure de la « justice » du Gerechtigkeitsbrunnen de Frankfurt a.M. qui se trouve sur la place du Römer. Ici on dit qu’elle a les yeux bien ouvert pour mieux voir les grands banques !
Ah ba c’est l’Europe !
Juste démonstration très inquiétante, hélas prévisible dans la logique droitière actuelle, la peur insécuritaire entretenue et donc la demande et l’acceptation des peuples d’une perte de leurs libertés individuelles au nom d’une sécurité absolue impossible!,Merci!
J’ai l’impression d’avoir compris, en m’accrochant, la moitié de l’article mais après j’ai laissé tombé.
L’article est agréable à lire, mais trop long pour rerelire pour essayer de comprendre, déçue car le sujet m’intéressait. Je suis sans doute la seule concernée, alors ne changez pas.
Bonjour et merci du retour ! Désolé le sujet est techniquement trapu et c’est difficile à expliquer de manière très synthétique, on a essayé…
Il faudra bien que quelqu’un s’approprie votre liberté…
Quand ce n’est pas un régime, c’est un état, un patron, un Empereur, un Roi, un général, un Fuhrer… C’est pour votre bien.
Et puis tant qu’il y a du pognon à se faire, un pouvoir à asseoir…
La liberté d’obéir, d’enrichir une minorité et de travailler en étant sous payés… Arbeit macht frei…
Veillons à ce que l’Europe soit une réelle terre de liberté.
« …ma foi une fois qu’elles sont collectées, elles sont collectées. Et on aurait pu s’arrêter là, avec une bienveillance attendue de la CJUE sur les détails… » C’est à dire ?
« Ainsi, le Conseil (français), impose un accord préalable d’une autorité administrative et pas un simple avis, le degré de menace pour l’ordre public qui justifie la collecte des données doit être périodiquement réévalué par le Gouvernement, et en ce qui concerne la destination des données utilisables pour les enquêtes… » Cela me semble bien normal que quelqu’un (administration / juge d’instruction), supervise, et autorise, et surtout soit responsable du processus. Sinon, à qui pourrait profiter le crime d’un certain laisser-faire hors-sol sur cette question des libertés publiques…
Attention, le diable est souvent dans les détails.
Ce sera un commentaire orthographique : on écrit « il y a » et non « il y’a ». Une touche de moins à taper…
Merci Arthur. C’est « trapu » oui, bien sûr, mais également très intéressant, il nous faut accepter de faire un effort sur un terrain juridique complexe qui ne se trouve pas nécessairement dans notre vie quotidienne. J’en ferai bon usage dans le cadre d’un webinaire que nous préparons à la Maison de l’Europe à Nantes (et que j’animerai, le 17 février)