Linda de Suza, une histoire européenne

L’annonce, le 28 décembre dernier du décès de la chanteuse franco-portugaise Linda de Suza, a réveillé aujourd’hui des souvenirs divers selon les histoires de chacun de nous et selon les générations auxquelles nous nous identifions.

En cela, l’histoire de Linda de Suza ne se réduit nullement à une « success story » pour les nostalgiques d’une « immigration heureuse » comme quelqu’un l’a écrit sur Twitter, ce temps où « il n’y avait pas de communautarisme ».

D’abord parce que la vie de cette chanteuse est aussi une vie de spoliations qu’elle a subies de la part des requins qui existent dans le monde du show business, mais aussi et surtout parce qu’on a peu connu ou un peu oublié ce que fut l’histoire de l’immigration ibérique en général, et portugaise en particulier, en France. Et comment le Portugal ne fut pas toujours l’enfant chéri de l’Europe en général et des Français en particulier.

Si on avait imaginé que Lisbonne et l’Algarve seraient des destinations chics, très prisées des Français à partir des années 2000, peu l’auraient cru !

Comme me l’a expliqué un ami, député socialiste des portugais de l’étranger : « On ne s’imagine pas facilement passer des vacances dans le pays de sa concierge ».

Sous la chape de plomb du régiment national catholique de Salazar, la plus longue dictature d’Europe occidentale, le Portugal n’est plus le riche empire qu’il fut jadis. Les Portugais de métropole ne tirent pas tous profit de l’exploitation des ressources des colonies d’Afrique sauf à y partir et faire carrière ou des affaires au Mozambique, en Angola, au Cap-Vert, en Guinée Bissau ou bien à São Tomé.

L’autre option, moins glorieuse consiste à combattre – ou plutôt se salir les mains – de la pire des manières dans les guerres coloniales, ce qui sera une des causes de la chute du régime.

Au Portugal, une émigration politique et économique

Le Portugal en réalité est, dans ces années de l’Estado novo, un pays pauvre et sous développé ce qui explique beaucoup l’importance des vagues migratoires : émigration politique pour une partie mais aussi économique, ou plutôt le renforcement d’une émigration de travail qui a débuté dès avant la Première guerre mondiale, qui, elle-même fut l’occasion pour des Portugais de combattre dans les rangs de l’armée française.

La vie de Linda de Suza, femme née de mère inconnue, mal aimée par ses parents, fille mère dans un milieu catholique, à qui la vie n’aura donné que le courage et une voix, n’est pas différente de ces milliers d’hommes et de femmes que les clichés ont durablement assigné à des métiers comme maçons, peintres en bâtiment, femmes de ménage ou concierge.

Ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses et qui demeure dans la mémoire de beaucoup de Français comme une période de prospérité ne le fut pas pour tout le monde. On connaît les bidonvilles dans lesquelles des familles nord-africaines s’entassaient dans la banlieue parisienne, mais il y eut aussi des bidonvilles où « vécurent » des familles portugaises comme à Champigny à quelques kilomètres de Paris.

Parler des Portugais en France à l’époque c’est parler d’immigration clandestine, de pauvreté, de xénophobie subie.

Coluche qui savait moquer sans concession les travers égoïstes du « Français moyen » parlait dans un célèbre sketch de « ces Portugais qui viennent ôter le pain de la bouche à nos Arabes », façon de dire que le fait d’être Blancs, européens et de culture catholique ne les préservaient de rien.

Outre les émigrés venus chercher du travail ou une vie meilleure, il y avait évidemment des exilés politiques : intellectuels, militants parmi lesquels par exemple le poète Manuel Alegre ou Mário Soares. Ce dernier, acteur majeur de la refondation du Parti socialiste portugais, enseignait à l’université de Vincennes. Ses étudiants constatèrent son absence et quelques jours plus tard, ils apprirent que leur professeur avait contribué au succès d’une Révolution dans un pays dont il deviendrait le Président.

Soares engagea très vite le Portugal sur deux voies : la décolonisation et la marche vers l’adhésion à ce qui était avant notre Union européenne, la Communauté économique européenne, mais pour des hommes comme lui, ses contemporains comme François Mitterrand, Felipe Gonzalez, les deux Helmut – Brandt et Schmidt – Andréas Papandréou, la destinée européenne ne se limite pas au marché, c’est une communauté de destin pour le renforcement de la paix et de la démocratie en mettant en commun ce qui permet aux peuples de vivre mieux les uns avec les autres plutôt que les uns aux dépens des autres…

Le chemin vers l’adhésion ne fut pas un parcours de santé. Le patronat portugais est alors majoritairement contre alors que la CEE est le principal partenaire économique du pays.

Les milieux agricoles, viticoles ou encore le secteur de la pêche dans le sud de la France sont alors réticents à l’entrée de l’Espagne et du Portugal.

Quand une partie de la classe politique française rejetait l’élargissement de la CEE

Lors du débat parlementaire, les communistes par la voix de Robert Montdargent, député maire d’Argenteuil dans le Val d’Oise, s’oppose à cet élargissement tout en revendiquant le soutien des communistes à ceux des Espagnols et des Portugais qui s’étaient opposés à la dictature. Il parle alors de « graves bouleversements que l’on tente d’imposer aux pays européens, en particulier à la France ».

Jacques Chirac, leader de l’opposition, annonce qu’il renégociera le traité d’adhésion s’il est en position pour le faire, jugeant l’entrée du Portugal – alors dirigé par un gouvernement de centre droit – contraire aux intérêts de la France.

Depuis, les choses ont bien changé. Le Portugal a cessé d’être la cible de clichés et d’un chauvinisme d’un autre temps, jusqu’à la crise financière de 2008-2009 durant laquelle, le « P » du sobriquet « PIGS » par lequel une certaine presse néo-libérale moquait les difficultés des pays d’Europe du sud (Portugal, Italie, Grèce, Espagne) considérés comme des économies faibles…

L’union européenne a souvent vu lors de ses élargissements une hostilité mâtinée de xénophobie et de clichés. Lorsqu’il est question de divergences de vues avec l’Allemagne, qui n’a pas lu ou entendu des propos germanophobes ? Et que dire de la façon dont certains appréhendent les pays d’Europe centrale ou orientale ?

On est toujours l’étranger de quelqu’un. Se souvenir de Linda de Suza est indissociable de ce que les émigrés portugais ont connu comme difficultés.

Le Portugal, ce petit pays de l’Union européenne a fait une grande démonstration de sa capacité d’adaptation, un pays où l’extrême droite demeure encore groupusculaire, où la gauche se rassemble suffisamment longtemps pour qu’un gouvernement progressiste puisse sortir les Portugais de l’austérité…

Pour avoir une Europe plus forte, il faut des Européens plus solidaires. Cela se passe bien sûr au niveau des gouvernements, mais aussi au niveau de celles et ceux qui « font » l’opinion.

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10 Commentaires

  1. Bel éloge de l’intégration européenne auquel je souscris entièrement. L’intégration sert à tirer les Etats membres vers le haut par la solidarité et non vers le bas comme se fut le cas vis-à-vis de la Grèce en 2015.

  2. Bravo Pierre Kanuty, et merci… Moi je suis « iimmigrée » au Portugal, depuis près de 50 ans, et j’apprécie votre texte très juste sur ce peuple travailleur et accueillant, qui m’a toujours vue comme une amie dans la mesure où pour m’intégrer j’ai appris la langue et la culture, étudiant à Coimbra l’histoire et la géographie de ce beau pays riche de beaucoup de choses en traditions, en vestiges d’un passé incroyable, Magalhães (Magellan pour les francophones), Vasco de Gama le premier à contourner le cap des « tourmentes », aujourd’hui « de Bonne Espérance » , et les découvertes du Brésil ou du Japon, oui, les premiers Européens à arriver au Japon, furent les Portugais…
    à l’époque, pays trop petit pour dominer ce vaste monde.. les Espagnols furent plus nombreux, plus chanceux et surtout souvent plus durs face aux peuples innocents rencontrés dans ces lointains incertains… Bref, vous avez raison de rappeler que non seulement le Portugal mérite sa place au sein de l’Europe, mais qu’elle s’y trouve bien, qu’elle n’a pas à rougir de sa classe dirigeante actuelle qui a édifié au cours de ces 40 dernières années un pays devenu moderne… Ce qu’il n’était pas quand je l’ai découvert en 1974, juste après la Révolution des Œillets, symbole d’une révolution sans verser le sang, belle et juste, faite par les soldats eux-mêmes, capitaines et jeunes gradés, que mon mari a rejoints dès les premiers jours, après avoir déserté de son envoi aux colonies pour tuer les révolutionnaires de ces pays désireux de se libérer.
    Les beautés de ce pays sont très variées, de l’Algarve ensoleillé, au Minho du nord plein de vestiges d’une histoire médiévale compliquée, face aux Espagnols, ces frères ennemis, ou de la reconquête sur les Maures, christianisés de force ou expulsés, jusqu’aux îles de Madère ou aux Açores, terres de volcans magnifiques, le Portugal a de quoi nous offrir des vacances diversifiées et sympathiques. Que dire des deux ou trois grandes villes, Lisbonne ouverte sur la mer par l’estuaire magnifique du Tage, ou de Porto, Coimbra ou Évora, Braga ou Portimão.
    Merci de me donner l’occasion de dire pourquoi j’aime que l’Europe se construise, elle qui a si bien contribué à mettre le Portugal au rang des nations qui ont une vraie importance.. Nous avons des moyens modernes pour la production de notre énergie, des barrages (traditionnel), des champs d’éoliennes et des parcs de plaques solaires là où rien d’important ne pousse..
    Vive l’Europe, amie de toutes les nations qui la composent, et espérons que l’Ukraine retrouvera bientôt sa souveraineté. Bonne année 2023 à tous les Européens .

  3. Bonjour.

    Nous tous, à un moment donné, avons été des étrangers sur notre propre sol, il suffit de remonter le temps, dans un passé plus ou moins lointain, pour le comprendre.

    Sachant cela, le bon accueil d’un « étranger » devrait être une priorité, avec une véritable politique d’intégration et de suivi, de valorisation, de dignité des êtres humains que nous accueillons.

    Ne devenons nous pas nous même des étrangers dans notre propre pays quand, lorsqu’un accident de la vie se produit, on nous laisse tomber dans la misère ?

    Concernant l’élargissement de l’Europe à d’autres pays, il est souhaitable à condition de ne pas mettre la charrue avant les bœufs.
    Malheureusement, pour moi, nous faisons le contraire, nous risquons de le payer chèrement car il fallait d’abord la finaliser pour qu’elle soit forte et non le jouet des grandes puissances comme actuellement.

    Mal accueillir un étranger c’est créer l’insécurité, ne pas avoir finaliser la construction européenne nous fait prendre le risque de sa dislocation ou d’une guerre.

    Je termine sur une note plus optimiste, en vous souhaitant à tous une bonne année.

  4. Merci à Pierre Kanuty pour cet hommage à une artiste dont le parcours « européen » revêt une tonalité riche de symboles: d’une certaine façon, ce chemin semble parsemé de « balises en béton » qui ont succédé à une « valise en carton ».

    Ayant été, dans un passé relativement lointain, « plume » d’un commissaire européen portugais – du moins pour ses discours en français – je conserve une impression d’autant plus chaleureuse de cette collaboration qu’elle concernait la coopération de l’UE avec les pays en développement – un domaine où le Portugal pouvait s’enorgueillir d’une certaine valeur ajoutée à la lumière d’une décolonisation globalement réussie.

    De nouveau, je rejoins amicalement les considérations développées par Danielle Foucaut , et ceci sur deux points: le fait que l’Europe ait contribué à mettre le Portugal au rang des nations qui ont une certaine importance ; mais aussi que ce pays mérite sa place au sein de l’Union. Il suffit, à cet égard, de rappeler le bilan de la présidence que celui-ci a exercée à la tête du Conseil de l’UE au cours du premier semestre 2021: outre sa contribution à l’approbation de la première législation européenne sur le climat ainsi qu’à l’approfondissement du dialogue avec les partenaires africains de l’Union, on retiendra l’organisation du Sommet social de Porto, qui a notamment remis le socle européen des droits sociaux à l’ordre du jour des ambitions de l’Union.

    De même, je souscris – tout aussi amicalement – à l’observation formulée par Mylord au sujet de l’importance de ne pas mettre la charrue avant les boeufs dans le domaine de l’élargissement de l’UE: il est clair que, malgré la réticence affichée par certains Etats membres, l’ouverture à l’Espagne et au Portugal a été couronnée d’un plus grand succès que celle en direction des pays d’Europe centrale et orientale. Irait-on jusqu’à en conclure qu’il s’est avéré plus facile de se débarrasser des scories du franquisme et du salazarisme que de celles du stalinisme ? Les dérives de la Hongrie contemporaine (le pays de mes ancêtres, d’où ma sensibilité à la question) pourraient contribuer à accréditer cette hypothèse.

    Enfin, puisqu’une image d’Epinal associe volontiers la vocation de sympathiques Lusitaniennes aux bons offices de la « conciergerie », j’inclinerais à penser que la dignité de « gardienne » revêt une connotation assurément positive si l’on songe au fait que les traités européens ont expressément assigné à la Commission européenne la mission de « gardienne des traités », avec le mandat, notamment, de veiller à l’application de leurs dispositions ainsi que de celles prises par les institutions. Qu’il s’agisse de l’Europe ou d’un immeuble, la « maison commune », en effet, se passerait difficilement de certains services…

  5. Merci Gérard, vos remarques et votre clin d’œil final me touchent vraiment… Avez-vous vu la comédie bien sympa, sorti il y a quelques années « la cage dorée », film franco-portugais, sans prétention mais tellement juste et bien construit ? Je le recommande.

    • Non, chère Danielle, je n’ai pas eu l’occasion de voir ce film. Je vais faire quelques recherches pour essayer de combler cette lacune, pour autant que la « bobine » soit aisément accessible.

      Je me permets d’ajouter que Lisbonne est une ville loin de m’être inconnue. J’y avais prolongé une escale au retour d’une mission en Guinée Bissau et y suis retourné au moment de l’exposition universelle pour infliger à un parterre de sympathiques auditeurs une « causerie » sur la politique européenne de coopération au développement.

      Inutile de souligner – mais je le fais quand même – à quel point j’ai apprécié le charme de cette ville, que j’ai arpentée avec un grand plaisir. Du reste, avec le mauvais esprit qui me caractérise,il m’arrive parfois d’affirmer que ceux qui, selon une expression bien convenue, qualifient les Champs-Elysées de « plus belle avenue du monde » n’ont pas beaucoup voyagé… et n’ont certainement pas mis les pieds à Lisbonne (voire à Budapest).

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