En matière européenne, les Français ont des yeux et ne voient pas. Depuis des années, ils rêvent d’une « Europe puissance » capable de tenir tête aux Etats-Unis. Plus encore que leurs partenaires, ils attendent de l’Europe qu’elle défende leurs intérêts, voire qu’elle les « protège contre la mondialisation ».
Pourtant, c’est dans une relative indifférence qu’a été accueillie la décision du 17 septembre : ce jour-là, c’est l’une des plus grandes entreprises du monde, Microsoft, qui a été condamnée pour abus de position dominante par le juge communautaire. Autrement dit, l’Europe a fait plier Bill Gates. Et les autorités françaises n’ont pas pris la peine d’expliquer la portée d’une jurisprudence qui sera étudiée dans le monde entier.
Les réticences des Français envers la concurrence expliquent en partie cette attitude. Dans cette nation « affolée d’égalité », selon Tocqueville, la liberté dérange un peu. A l’occasion du référendum de 2005, une majorité de Français a voué aux gémonies l’article I-3 du projet de traité qui énonçait l’objectif d' »un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ». Lors du conseil européen de juin, Nicolas Sarkozy s’est battu pour faire disparaître ce membre de phrase.
Mais la politique de concurrence devrait rester inchangée. Dans ces conditions, mieux vaudrait l’assumer et en expliquer les vertus : en traquant les ententes ou les cartels, elle permet à de nouvelles entreprises d’émerger et aux consommateurs de payer moins cher ; en interdisant l’octroi d’aides d’Etat à des entreprises non rentables, elle évite le gaspillage d’argent public ; enfin, elle interdit la constitution de groupes susceptibles d’abuser de leur position dominante.
Elle représente donc, pour l’UE, un véritable instrument d’intervention à l’échelle mondiale. Mal aimée de la gauche antilibérale, elle est la plus efficace pour réguler le marché, y compris en dehors de nos frontières. Forte de ses 500 millions de consommateurs solvables et d’une crédibilité reconnue, acquise en cinquante ans de contrôle de la concurrence, l’Union prend en la matière des décisions qui s’imposent hors d’Europe.
ETAT DE DROIT
Alors que les diplomaties nationales européennes restent souvent rivales, mal coordonnées et sans réelle influence, il y a des leçons à tirer du succès des autorités européennes de concurrence : pour être respectée, l’Europe a besoin de représentants identifiés et de procédures de décisions efficaces, fondées sur la recherche de l’intérêt général européen, débarrassées de l’unanimité.
D’où le paradoxe du raisonnement tenu par tant de souverainistes, curieusement repris par Hubert Védrine, auteur d’un rapport sur la France et la mondialisation. Par quel miracle espère-t-il que des « Etats forts », conservant leur souveraineté, puissent soudain adopter des positions véritablement européennes ? C’est un voeu pieux. Toutes les expériences passées et présentes le démontrent : à l’ONU comme jadis à la SDN, le veto paralyse l’action commune. Ces jours-ci encore, les autorités polonaises ont anéanti les efforts des vingt-six autres membres de l’Union attachés à l’abolition universelle de la peine de mort. Est-ce là l’Europe que nous voulons, à la merci d’un seul gouvernement réactionnaire ?
Concurrence, politique agricole, politique commerciale, les domaines ne manquent pas où l’Europe sait se défendre. A sa façon. Parce qu’elle est le prototype d’une nouvelle manière de faire de la politique en mêlant outils nationaux et procédures supranationales, l’Union mérite d’être défendue, même si elle reste un prototype et, à ce titre, perfectible.
Cette « gouvernance » originale présente un avantage majeur, trop souvent passé sous silence et qu’illustre à merveille la décision du juge communautaire relative à Microsoft : l’UE fait régner à l’échelon supranational les principes de l’Etat de droit. La société Microsoft a pu faire un recours en justice à Luxembourg, devant le tribunal de première instance. Elle peut encore faire appel devant la Cour de justice. L’UE n’apporte donc pas simplement de nouveaux rapports de force. En faisant prévaloir le droit sur la force, elle change la donne du jeu international. Là réside sa vraie grandeur et, quoi qu’en disent ses détracteurs, son immense valeur dans la mondialisation.
Sylvie Goulard, présidente du Mouvement européen France