Lenglet et Philippe Mabille : Quel jugement portez-vous sur les plans de relance mis en œuvre ?
Jacques Delors : Nous avons à résoudre trois problèmes. Tout d’abord, la faillite du système financier qui, avec l’affaire Madoff, passe de l’analyse économique à la condamnation morale. Que la SEC ait laissé faire cela dépasse mon entendement ! Tout cela tient dans une remarque qui n’a rien à voir avec l’analyse du capitalisme : « tout pouvoir qui n’a pas de limite tombe dans l’excès », que ce soit politique, monétaire, financier. C’est la grande leçon. Pour le reste, les gouvernements avaient affaire à la crise du système financier et pas à une crise à l’intérieur du système, et par conséquent deux crises : celle de solvabilité et celle de liquidité. Sur la solvabilité, chacun a pris les mesures qu’il entendait prendre. A mon avis, les mesures britanniques étaient plus sûres et plus fermes que les nôtres et plus compréhensibles. Quant à la liquidité, la crise n’est pas encore résolue, les banques centrales ont fait un gros travail, auquel les Etats ont ajouté la garantie des transactions, mais nous ne sommes pas sortis de cela. Or, quand le marché interbancaire ne fonctionne pas, l’économie souffre.
Deuxième problème : le ralentissement de l’économie. A mon avis, puisque nous en apprenons chaque jour, il faut être modeste. Mais il me semble qu’il faut un très bon mix entre l’aide aux entreprises et la stimulation de la demande interne. Ce mix n’est pas facile à trouver, mais on ne peut pas le faire que d’un côté, parce qu’on risque, à ce moment là, de refaire un nouveau plan en février ou en mars. Troisième élément, il y a une nouvelle phase de la crise du fordisme avec la dramatique situation de l’industrie automobile. Là, nous sommes devant des problèmes vraiment compliqués. D’un côté, l’Europe s’est courageusement engagée dans une bataille contre la pollution. D’un autre côté, l’industrie automobile doit changer ses habitudes et ses modèles. Peut-être devons nous revoir plus fondamentalement la place de l’automobile. Il faut beaucoup réfléchir sur l’avenir de ce modèle. C’est quand même le dernier pan de la société industrielle que décrivait Raymond Aron qui est en cause ! C’est pourquoi la réflexion prospective de chaque gouvernement ne doit pas porter simplement sur la société de la connaissance, les nouveaux développements de la science dans le domaine de la santé, de la communication, mais aussi sur l’avenir de l’industrie. Comment envisager l’industrie de demain et comment, au niveau européen, au moins en matière de recherche-développement, s’associer pour essayer de maximiser les chances de réussite ? L’industrie reste quand même indispensable parce que l’industrie crée de la plus-value, beaucoup plus que les autres secteurs et qu’elle est une extraordinaire richesse en capital humain, en capacités humaines et techniques.
Q. Malgré la polémique sur les prix, pensez-vous que les citoyens français se sont appropriés cette nouvelle monnaie ?
R. Oui, dans l’ensemble. Le passage à l’euro a entraîné un surcroît d’inflation pendant un an, un an et demi, variable selon les pays : 0,2% à 0,3% en France, un peu plus en Grèce, en Espagne ou en Italie. C’est tout. Il y a eu des critiques de la part d’esprits brillants sur l’indice des prix, avec un indice des dépenses contraintes. Démagogie totale ! Faut-il vraiment, pour dire que la guerre est horrible, que la guerre ait lieu ? Faut-il vraiment pour dire que l’euro est bon supposer une période où l’euro disparaîtrait ? Je ne souhaite jamais le malheur des hommes. L’homme politique ne doit jamais faire cela. Les Français se sont accommodés de l’euro et si, demain, il prenait la fantaisie à un gouvernement français de quitter l’euro, je lui souhaite bonne chance !
Q. L’euro a protégé, mais il ne dynamise pas, disiez-vous, qu’eût-il fallu pour qu’il en fût autrement ?
R. Il aurait fallu que le monde politique et économique à court et à moyen terme soit un peu harmonisé dans le respect des décisions de chacun, c’est-à-dire la coordination des politiques macroéconomiques, qui aurait permis de gagner 0,5% de croissance dans la zone euro en moyenne.
Q. On a l’impression qu’en France, en Europe –on pourrait presque citer aussi les Etats-Unis qui ne sont pas dans la zone euro- on s’appauvrit, en particulier les classes moyennes… Y a-t-il moyen de renverser cette tendance ?
R. Deux facteurs ont joué. Le premier : la mondialisation exerce une pression sur les revenus et le niveau de vie des pays riches. Pour réagir contre cela, le crédit a été développé –la consommation, l’endettement-, c’est la voie choisie notamment par les Etats-Unis. En second lieu, les possibilités de promotion sociale sont limitées par rapport à une période de croissante forte où l’on avait besoin absolument de main-d’œuvre surqualifiée. Cela fait que les fils et les filles de ce qu’on appelle les classes moyennes ne sont pas sûrs, même avec bac + 5, d’avoir une situation meilleure que leurs parents. Si l’on ajoute à cela, ce que j’avais dénoncé dans mon livre blanc de 1993 (compétition, croissance et emploi), le risque de conflit intergénérationnel, parce que nous, adultes, prenions des décisions sans nous préoccuper des jeunes, on aboutit à ce que, moyennement, la situation des retraités est meilleure que celle des actifs. La mondialisation a pesé sur tout cela. Il ne faut pas chercher d’autre facteur. Si vous regardez la hiérarchie des revenus, vous constaterez que dans la tranche (le décile) la plus élevée, seule une partie a vu ses revenus croître très nettement. Il faut bien voir qu’il y a un marché mondial et que ceux qui veulent avoir leur place au soleil poussent, donc les classes moyennes souffrent de cela. Cela dit, je ne veux pas rentrer dans un fleuve de pleurs comme certains. A mon avis, 10 à 15% des Français ont une vie vraiment difficile et, cela vous surprendra beaucoup, une partie est dans les communes rurales. Lorsque vous vivez dans une commune rurale et que vous devez prendre votre voiture pour travailler, cela vous coûterait 200 euros par mois. Quand vous gagnez 600 à 900 euros, voyez ce que cela donne…Ce sont ceux-là qu’on oublie.
Q. C’est pour cela qu’on ne peut pas réformer La Poste…
R. C’est un point important sur lequel la France n’a pas gagné la partie en Europe : les services d’intérêt général. On n’a pas réussi à faire accepter aux autres que, pour qu’un service d’intérêt général puisse être accessible à tout le monde, il doit être en partie subventionné. Ce devrait être une règle européenne. Si l’on refuse une réglementation raisonnable dans ce sens, 10% au moins des citoyens n’auront plus accès à un service qui n’aura plus de général que le nom.