Le débat autour de la création de l’Euro, d’un point de vue économique, s’est organisé autour de la notion de zone monétaire optimale. Cette notion recouvre une zone géographique au sein de laquelle les grands équilibres économiques évoluent de concert ou se réajustent d’eux-mêmes, ce qui permet de ne plus recourir à l’ajustement monétaire via la dévaluation ou la réévaluation, ou via les décisions d’arbitrages quotidiennes des marchés financiers.
Paul Krugman, récent prix Nobel d’économie et par ailleurs fervent européen, s’est montré dès l’origine extrêmement critique envers le projet de l’Euro. Compte tenu des différences économiques importantes enter les différents Etats-membres, il estimait que l’Euro était voué à l’échec par les tensions issues de l’éloignement progressif des économies nationales. En particulier, une crise économique venue de l’extérieur devait conduire à son explosion, puisque l’économie européenne n’a pas le moyen de répartir le poids de ce choc externe.
En apparence, l’histoire qui se déroule aujourd’hui lui donne raison. C’est pourtant ces jours derniers qu’il en est venu à infléchir sa position de façon significative.
D’une part, la théorie de la zone monétaire optimale met fortement l’accent sur la mobilité des travailleurs, qui votent avec les pieds et vont là où se situe l’emploi. Il est évident de ce point de vue que les barrières linguistiques comme les habitudes culturelles ne sont pas les mêmes sur le Vieux Continent et dans le Nouveau Monde. La mobilité de la main d’oeuvre est néanmoins en hausse en Europe, de manière plus importante que ce qui avait été d’abord envisagée.
Ensuite se pose la question du degré d’intégration économique: des pays dont les relations économiques sont substantielles et majeures en intérêt à ne pas s’encombrer d’un change monétaire (Krugman prend l’exemple de Brooklin et New York).
Enfin et surtout, la manière dont les chocs économiques sont absorbés et répartis est essentielle. L’Irlande comme le Nevada ont connu une forte croissance avec un bulle immobilière, puis un crash et un taux de chômage important. Mais le Nevada bénéficie des pensions de retraite, de l’aide médicale, de l’assurance chômage de l’Etat fédéral et traverse donc la crise d’une manière beaucoup plus souple que l’Irlande qui la reçoit de plein fouet. Il en va de même du système financier, que l’Irlande s’épuise à garantir seule alors que l’ampleur du problème est à l’évidence européenne: les banques françaises et allemandes ne survivraient sans doute pas à la chute de l’Irlande et de la Grèce.
Krugman distingue donc quatre scenarios:
1) Les pays touchés encaissent le choc, réduisent leurs salaires et leurs avantages sociaux et la confiance réapparait. Le coût social est exorbitant, le succès non garanti.
2) La restructuration de la dette, qui est anticipée par les marchés dans les taux qu’ils demandent à la Grèce ou l’Irlande. Ceci semble difficile à éviter, mais ne réduirait pas les problèmes budgétaires car fermerait la voie à l’endettement.
3) L’Argentine: défaut sur la dette, sortie de l’Euro et dévaluation
4) Le renouveau européen: la mise en place de transferts financiers en Europe que les eurobonds pourraient préfigurer. Mais qui semblent faire leur chemin dans de grandes difficultés.
Krugman n’est pas d’un optimisme extraordinaire sur la possibilité que se réalise le scenario fédéral, qu’il appelle pourtant de ses voeux. Mais il en reconnaît désormais la faisabilité, ce qui n’était pas le cas il y’a peu encore. Comme il l’explique par ailleurs, il a réajusté son analyse et donne désormais plus de poids à la question des échanges commerciaux et à celle des transferts intra-zone.
Voici qui est assez stimulant. Car le risque d’ajustement que faisait peser l’Euro était connu, et c’est précisément ce point qui avait conduit à la décision politique de réaliser la monnaie unique, en faisant entrer les pays membres dans un engrenage: le fédéralisme monétaire ne pouvait pas ne pas déboucher sur un fédéralisme budgétaire. Or nous en sommes loin. Les Etats-nations ont bénéficié de la stabilité et de la sécurité apportée par l’Euro, mais n’ont plus ressenti d’aiguillon pour avancer dans la construction européenne. L’Allemagne en particulier, qui s’est installée au coeur du système économique et financier de l’Euro cherche à bloquer toute idée même d’une union de transfert, avec une constance qui suscite une certaine fascination. Car la nature politique de l’Euro en tant que projet européen se lit très simplement à travers la convergence puis la divergence des taux d’emprunt des différents pays, illustrée ici par la différence avec les taux Allemands (Agence France-Trésor, via Jacques Sapir).
Au départ et malgré des situations économiques très contrastées, les taux sont à peu près identiques. Puis viennent les révélations sur le déficit grec, et les déclarations allemandes sur le fait que ce pays ne doit pas compter sur la solidarité européenne se multiplient. Le taux d’emprunt grec monte au fur et à mesure que cette position est réaffirmée. Début mai, les marchés attaquent l’eurozone, persuadés par la pusillanimité du Conseil européen que les pays de la périphérie ne seront pas défendu. Les gouvernements sont contraints à l’établissement d’un fonds européen et la BCE fait sauter sa doctrine. L’attaque cesse immédiatement, et nous avions écrit qu’un seuil était passé dans l’histoire de la zone Euro. Manifestement à tort, car la volonté de ne pas construire une union de transferts ou de garantie continue à s’exprimer ouvertement et que les propositions successives de mécanismes de solidarité collective sont rejetées les unes après les autres. Les marchés constatent que le projet politique européen manque toujours à l’appel, et les taux recommencent à diverger.
Tout cela est finalement simple: soit l’Europe accomplit un saut fédéral, en particulier en matière de solidarité, soit les scenarios négatifs envisagés par Krugman finiront par devenir d’actualité.