Sauvons l’Europe a l’habitude d’intervenir de diverses manières dans les débats internes des partis progressistes pour défendre sa vision du développement européen. Le congrès qui occupe aujourd’hui les socialistes constitue une telle occasion. Compte tenu des modalités très ouvertes de dépôt d’une contribution thématique, notre apport a pris cette forme et nous avons le plaisir de vous le partager.
L’Europe est le sujet qui divise la gauche depuis 1983. Sur une rive, elle est le cadre futur et impératif d’une grande part de notre action collective. Sur l’autre elle est un carcan néolibéral qui nous contraint dans notre recherche du progrès social. 2005 a mis à vif cette cassure et depuis elle constitue le siège périlleux à la table ronde de la gauche, sur lequel personne ne s’assied sans crainte.
La gauche la plus radicalisée projette au fil des programmes, soit de récrire à elle seule de fond en comble l’acquis commun, dans un élan unanime des peuples européens ou dans un bras de fer que la deuxième puissance du continent pourrait se permettre, soit d’en prendre congé, qu’il s’agisse de filer à l’anglaise ou d’importer bravement les concepts de la désobéissance civile plutôt en vigueur chez les autocrates de l’Est. Les tenants de ces idées se condamnent à être anecdotiques, sauf à réellement briser la maison. Qu’ils prennent garde à ce qu’ils souhaitent : l’exemple britannique montre que les marchés financiers sont un maître autrement plus puissant que le syndicat de copropriété européen.
La gauche de gouvernement a longtemps poursuivi des aménagements techniques de traités perçus comme immuables, tout en promettant chaque jour leur révision. François Hollande lui-même ne faisait-il pas campagne sur une renégociation du Traité sur la stabilité budgétaire, pour finir par l’appliquer « intelligemment » ? Cette ambivalence est la garantie d’une défaite culturelle : d’un côté on admet l’analyse des radicaux sur la nature néolibérale de l’Europe, de l’autre on met en scène son impuissance à la changer. Or la plupart des politiques européennes mises en œuvre ont fait l’objet d’un consensus entre forces de gouvernement. Nous ne nous sommes pas fait imposer grand-chose.
Il est temps de rompre avec ces imageries et de se projeter pleinement dans une Europe sociale, écologique et garante des libertés. Mais ceci suppose deux choses : de cesser de croire que l’Europe est inaltérable et de mettre au premier rang la question démocratique.
1. L’Europe n’est plus gravée dans le marbre
Il fut un temps où l’Europe était essentiellement la construction d’un marché commun. Ceci appelle la mise en place de règles partagées et la voie la plus droite est la libération du marché. Que cette phase historique se soit consolidée avec la vague culturelle thatchérienne et l’effondrement du communisme a bien évidemment eu un impact sur la consolidation d’une doctrine libérale.
Moins disant social et fiscal, contrôle budgétaire – théorique – des Etats membres, encadrement des politiques industrielles… la gauche était-elle condamnée ? Rappelons au passage que l’Europe, c’était en même temps le développement des libertés publiques, que la quasi-entièreté de nos normes écologiques ou de pollution proviennent de cet acquis commun. Rappelons aussi que l’Europe est le continent de la sécurité sociale, et que les dépenses sociales s’y sont fortement accrues jusqu’à la crise de 2010. L’UE, c’est 7 % de la population mondiale, 20 % de sa richesse et 50 % des dépenses sociales mondiales. La solidarité financière représente par ailleurs 392 milliards d’euros sur la période 2021-2027, soit 40 % du budget communautaire. La mécanique en cours n’a donc jamais été univoque.
Mais cette ère de prégnance de l’idée libérale prend fin. Et elle s’efface non pas en raison de progrès techniques sur le desserrement de tel ou tel traité, mais parce que l’idée brute de solidarité s’est imposée.
La première fissure a été l’aide apportée à la Grèce, qui selon les Traités aurait dû affronter seule sa faillite nationale. L’aide européenne a d’abord garanti le système bancaire, puis le mur brisé a permis de financer le système social grec jusqu’à ce que le pays retrouve son autonomie. Les critiques justifiées – et que nous partageons – sur la dureté absurde des conditions de l’aide et son caractère inadapté ont fini par masquer dans le débat public la réalité même de cette aide.
Mais, précisément, le caractère absurde et inadapté des conditions s’est imposé à tous. Dans la crise suivante, la Banque centrale européenne a assuré la défense des Etats les plus faibles face aux marchés. Puis lorsque le Covid-19 a frappé, une véritable solidarité s’est mise en place sur l’accès aux vaccins et aux matériels médicaux, sur un cofinancement des systèmes d’assurance-chômage, sur un partage de la dette pour relancer nos économies. Les Etats-Unis, système fédéral de longue date, ne sont pas parvenus à organiser une telle solidarité interne sur le moment. La guerre russe en Ukraine pérennise ces logiques entre nous.
L’Europe s’est donc reconfigurée sur les bases même de ce qui rassemble les socialistes : la nécessité de pourvoir à une solidarité commune. De cela découle l’abandon par la Banque centrale européenne des canons de la Bundesbank. De cela découle l’assurance-chômage européenne. De cela découle l’endettement et les plans de relance communs. Et de cela découle encore l’évolution des programmes industriels européens vers une recherche d’indépendance.
Et ce n’est pas un hasard si de vieilles idées des socialistes arrivent également à maturité aujourd’hui. La directive imposant des salaires minimums partout en Europe a finalement été adoptée. Les textes permettant d’imposer nos normes de production écologiques et éthiques aux produits que nous achetons et plus seulement à ceux que nous fabriquons sont présentés par la Commission.
Les discours déplorant l’obstacle européen à une politique de gauche n’ont donc plus grand sens, pour autant qu’ils n’en aient jamais totalement eu. A nous de construire l’Europe de demain.
2. Notre Europe solidaire
Alors ouvrons les yeux. Vers où souhaitons nous emmener l’Europe ? Semons ici quelques pierres sur le chemin, sans chercher à être exhaustifs.
Tout d’abord, la solidarité européenne ne peut se déployer que dans un espace de libertés et de démocratie. Si nos finances sont surveillées par nos pairs, nos libertés doivent l’être également et les fonds européens doivent y être systématiquement liés. Les balbutiements actuels doivent se consolider et ce principe devenir la norme.
Nos assurances chômage doivent être garanties au niveau européen pour nous garantir, lors de toute crise, que la solidarité est automatique et non soumise à discussion entre Etats. Les improvisations mises en place pendant la crise du Covid doivent être pérennisées et systématisées.
Il doit exister un droit fondamental du travail, protégé au niveau européen. Des infractions essentielles comme l’action antisyndicale pourraient faire l’objet de très lourdes amendes au niveau européen, comparables à celles de la politique antitrust.
Le droit à sortir du surendettement doit être universel. Dès lors que nous avons créé un système de garantie commune de nos banques, plus aucun citoyen européen ne doit pouvoir rester débiteur à vie.
Les transferts de fonds structurels et sociaux entre États membres doivent désormais s’ajouter à la solidarité au sein des pays, pas s’y substituer.
La Banque centrale européenne doit prendre sa pleine part du financement de la transition écologique en affinant ses critères financiers. Le Président de la BCE devrait d’ailleurs être désigné à l’issue d’un débat parlementaire, comme dans beaucoup de démocraties.
L’aide aux agriculteurs doit cesser de financer essentiellement la productivité, c’est à dire les machines et les engrais. Elle doit permettre l’existence de l’ensemble des agriculteurs faisant vivre des démarches plus raisonnées.
Le nouveau monde numérique dont non seulement être régulé mais équilibré par une politique industrielle qui permette l’émergence d’alternatives, notamment au travers des potentialités du logiciel libre.
L’Europe doit faire le pas au-delà de la gestion du Covid et se doter d’un budget réel et d’impôts propres, afin de mettre en œuvre une véritable politique économique. Elle doit par ailleurs disposer d’une facilité « Quoi qu’il en coûte » rapidement mobilisable en cas de crise comme aujourd’hui avec l’invasion de l’Ukraine.
Ceci se traduit par une Europe fiscale avec des normes communes, en particulier en matière d’impôts sur les bénéfices des sociétés. Une fraction européenne de cet impôt permettrait d’ailleurs de contourner le verrou de l’unanimité des pays non coopératifs en matière fiscale. Une avant-garde pourrait fixer ces principes, avant de s’élargir.
Enfin l’Europe devrait se doter d’une diplomatie à la carte, permettant d’emmener derrière les institutions les pays soutenant les positions faisant le plus consensus. Il faut là aussi dépasser l’introuvable unanimité.
Le vecteur principal de cette puissance diplomatique est la politique commerciale. Les nouvelles générations de traités doivent incorporer des éléments sur la nature des procédés de production, en termes écologiques et de libertés publiques. Ils doivent également permettre des sanctions commerciales face à des menaces en matière de libertés, de démocratie, de droits sociaux ou d’écologie.
3. Le préalable démocratique
L’Europe que nous dessinons est une puissance. Elle organise sa solidarité interne, sa sécurité, impose ses choix dans le système productif mondial. Tout ceci peut-il fonctionner durablement sur la base d’un consensus entre gouvernements ? Ou bien les peuples européens, qui sont la véritable force motrice derrière cette évolution, doivent-ils être consultés plus directement ?
Poser la question c’est y répondre. Le chemin qui s’ouvre est une réponse vitale des peuples face aux crises qui frappent l’Europe et la pérennité de cette construction ne pourra découler que de la légitimité démocratique, c’est à dire du sentiment commun d’être effectivement représenté.
A cet égard, les débats internes du Parti socialiste sur la construction de ses listes aux prochaines élections européennes sont curieux. Faut-il reconduire une alliance avec les Insoumis, par-delà l’ensemble des désaccords européens ? Faut-il rechercher une cohabitation de substitution avec les Verts, plus proches de nos positions ? Faut-il partir seuls dans un contexte de faiblesse ?
Il n’est pas question de solitude. Dans cette élection de mai 2024, les socialistes français doivent faire liste commune avec les socialistes espagnols, portugais, allemands, italiens, belges, néerlandais et bien d’autres.
L’élection européenne est une élection européenne. Elle met en jeu des forces politiques à l’échelle du continent. Et les idées que nous portons sont fortes parce qu’elles sont portées en commun.
Si le parti socialiste veut développer une véritable démocratie européenne, alors il doit présenter aux électeurs des enjeux clairs et lisibles : l’élection met aux prises des familles politiques européennes, qui disposent chacune de leur programme politique. Extrême-droite, conservateurs, centristes, socialistes, verts et radicaux sont tous présents, offrent tous un visage reconnaissable aux citoyens.
Cette élection se personnalise avec la figure d’un candidat à la présidence de la Commission. Le parti qui détermine la coalition majoritaire au Parlement impose son candidat à la tête de l’Europe, quoi de plus simple ? C’est leur affrontement qui détermine la campagne et concentre le choix démocratique.
Pour construire notre démocratie, le parti socialiste doit donc concrètement :
- S’investir pleinement dans le débat interne au parti socialiste européen pour abonder le programme commun des socialistes.
- Demander la désignation d’un candidat commun à la présidence de la Commission qui dispose d’un poids politique propre.
- Éventuellement défendre la mise en place d’une primaire à l’échelle du continent pour arbitrer entre plusieurs candidatures.
- Au niveau européen, peser pour l’introduction d’une composante transnationale dans les listes.
À défaut, organiser cette composante transnationale entre partis volontaires, de manière à signifier le caractère européen de l’élection. - Assurer au niveau national la visibilité européenne des débats, en les centrant sur le candidat commun et en lui ouvrant la possibilité de s’exprimer en tant que tel dans les médias nationaux.
La Commission européenne qui sera issue des prochaines élections aura à faire face aux lendemains de la crise énergétique déclenchée par la Russie. Les finances publiques se seront nécessairement dégradées, la pauvreté accrue, l’économie aura souffert. Et la transition énergétique risque d’être menacée autant que favorisée par cette épreuve. Cette Commission aura besoin d’une légitimité démocratique forte, et doit être guidée par nos valeurs pour répondre à cette situation.
Nous appelons le Parti socialiste à se lancer dans cette bataille.
Signataires :
Arthur Colin, Section Jacques Bravo de Paris 9, membre de l’équipe nationale de Sauvons l’Europe
Thomas Bonnefoy, membre du conseil national, secrétaire fédéral du Rhône, membre de l’équipe nationale de Sauvons l’Europe
Matthieu Hornung, Section de Belgique, membre de l’équipe nationale de Sauvons l’Europe
Sébastien Poupon, Section de Fours (58), membre de l’équipe nationale de Sauvons l’Europe
Entre 1990 et 2005, j’ai passé 15 ans de ma vie à aider 15 états candidats à devenir membres de la Communauté puis de l’Union européenne. Leur volonté, leur enthousiasme à nous rejoindre m’ont payé de tous les efforts consentis et m’ont persuadé du bien fondé de cette Union, la première au monde de cette ampleur qui se soit faite dans la paix. Depuis près de vingt ans, j’ai essayé d’expliquer au sein du PS auquel j’adhère, ce que vous venez d’écrire avec beaucoup plus de brio j’en conviens. Je suis passé de « camarade l’Europe on n’y comprend rien, et ça ne nous intéresse pas, ça fait perdre les élections », à « puisque tu n’arrêtes pas d’en parler, tu pourrais peut-être faire localement un atelier pour expliquer l’Europe ». Vingt ans! Et pendant ce temps, dans nos campagnes et dans nos villes de plus en plus de gens, et de militants avec eux, étaient en train de se dirent que « l’Europe » serait peut-être bien la source de tous les maux, que finalement les « anglais », Mélenchon, Le Pen, voire Poutine auraient bien la solution. La faillite du « brexit » et la guerre en Ukraine les ont rendus taiseux, à défaut d’être convaincus, car personne ne veut avoir tord. A quelque chose malheurs sont bons. Mais pour combien de temps?
Les déçus de l’Europe – car finalement tout le monde en attendait beaucoup plus que ce que nos chefs d’État en ont accouché – ne redeviendront pas europhiles. Et nos chefs d’État qui depuis le Traité de Lisbonne détiennent les clés de l’Union, n’auront jamais ni la force d’esprit ni le courage d’affronter les préjugés attribués à leurs opinions publiques nationales pour nous faire progresser vers plus d’unité pour ne pas dire de « fédéralisme ». Cette part croissante de fédéralisme social c’est ce que finalement nous attendons tous. Mais la « voix » du peuple européen lui manque pour l’exprimer. Les partis nationalistes, conservateurs et souverainistes de droite ou de gauche ne peuvent s’unir par définition que pour « casser » l’Europe. La seule force actuelle capable de recréer une une unité politique est la sociale démocratie. Le Ps français en est-il conscient et est-il prêt à cette destiné?
Bonjour.
Mais pourquoi vous ne parlez pas de la finalisation une fois pour toute de la construction européenne dans cet article, on dirait que vous allez vous bruler les doigts ?
C’est le seul et vrai moyen d’ancré toutes vos belles idées et vos beaux principes décrit dans cet article, finalisons là d’abord avec les états qui le désirent, les autres suivront.
Nous verrons alors qui est sincère et qui ne l’est pas.
Lisez le commentaire ci-dessus de Monsieur DUBY Jean Louis, je le rejoins à 100%, alors « SAUVONS L’EUROPE » un peu de courage, ne faciliter pas le travail de tous ces couards et tous ces cupides qui vivent sur le dos de la bête.
Je suis tout à fait d’accord avec ce texte.
Excellent appel, bien argumenté, à une action collective plus stratégique !
Cette contribution au débat mérite d’être saluée au vu de la pertinence tant de ses analyses que de ses propositions.
Aussi, sans intention de nuire à la qualité des propos, je souhaiterais néanmoins attirer l’attention sur un autre aspect lié au contexte « européen » du débat – dont, du reste j’avais fait état ici même il y a quelques années.
Lorsqu’en 1975 j’ai rejoint la section de Bruxelles du PS, cette dernière avait constitué, notamment avec ses homologues de Luxembourg et de La Haye, une « Fédération Europe ». Celle-ci œuvrait de manière dynamique pour promouvoir les aspirations européennes du Parti. Quelques années plus tard – et non sans lien avec le contexte des élections des sénateurs des Français non-résidents dans l’Hexagone – des apparatchiks de la rue de Solférino ont noyé cette initiative dans le formol d’une tentaculaire « Fédération des Français de l’étranger » (FFE) censée regrouper des expatriés répartis sur tous les continents – alors que les préoccupations d’un Français installé à Bruxelles ou à Rome ne sont pas nécessairement les mêmes que celles d’un compatriote résidant à New-York ou à Sydney.
Il me semblerait donc que cet aspect « structurel » mériterait d’être au moins réexaminé en profondeur pour s’interroger sur la pertinence de maintenir en l’état le fourre-tout que représente la FFE au détriment de la dynamique européenne.