Tommaso Padoa-Schioppa nous a quitté hier, à Rome.
Avec lui, nous perdons l’une des grands figures marquantes de la seconde génération des pères fondateurs de l’Europe et l’un des principaux inspirateurs et réalisateurs de la monnaie unique européenne. Jusqu’au bout, avec la conviction et la simplicité qui était siennes, il aura vécu son engagement. Au coeur des négociations internationales sur les normes de régulation financière, il était depuis cet été conseiller du gouvernement grec et présidait encore aux destinées de Notre Europe. A tous ceux qu’ils l’ont croisé un jour, il laisse le souvenir de son sourire.
Nous reproduisons ici l’entretien qu’il donnait le 14 décembre dernier à Notre Europe
Fin d’année, fin de crise?
1. L’année 2010 a été marquée par l’arrivée de la crise en Europe. A l’approche de la fin d’année, comment pouvez-vous décrire les réactions de l’Union Européenne face à la crise ?Si l’on compare la crise à un ouragan qui se déplace d’un endroit à l’autre, laissant derrière lui différents types de victimes, 2010 a en effet été l’année où l’ouragan a pris pour cible la dette souveraine en Europe. Auparavant, il s’était attaqué au marché des sub-primes, aux actifs toxiques et aux grandes institutions financières américaines. Pourtant en Europe, la véritable cible de l’hystérie des marchés n’a pas tant été la dette individuelle des Etats (Grèce, Irlande, voire Portugal, Espagne ou Italie), que l’euro lui-même.
Ce que les marchés ont testé et testent encore à l’heure actuelle, c’est la capacité de la zone euro à agir efficacement comme un acteur politique unique face à la crise. Ils ne semblent plus croire qu’une « monnaie sans Etat » soit indéfiniment soutenable.
2. Ont-ils raison sur ce point ?
Oui, tout à fait. La monnaie unique a été conçue par ses fondateurs comme une étape dans un processus destiné à être poursuivi et accéléré grâce à l’euro lui-même. Cela était cohérent avec le fait que la construction d’une Europe unie a été depuis son origine un processus par étapes, passant d’une situation de déséquilibre à l’autre, et non un acte unique de changement constitutionnel tel que la création des Etats-Unis ou l’unification de l’Allemagne et de l’Italie au 19ème siècle.
L’Union a bien fonctionné pendant dix ans, mais il n’y a pas eu de nouvelles avancées dans le processus d’unification au cours de cette période. Les Traités d’Amsterdam, de Nice et le Traité constitutionnel ont été des tentatives d’avancées infructueuses ; le Marché Unique a stagné ; la stratégie de Lisbonne a été décevante ; et le budget de l’Union a été gelé. Lorsque la crise est arrivée, le « manque d’Etat » est devenu un obstacle considérable pour sa gestion et une importante source de préoccupation pour les investisseurs. Cependant, 2010 a également été l’année où l’Union Européenne a démontré son importante capacité de réaction, comblant ainsi une grande partie des lacunes d’une « monnaie sans Etat ». En mai, il y a eu l’adoption du plan grec et la création d’un nouvel instrument, le Fond Européen de Stabilité Financière. En juin, tous les Etats membres se sont accordés sur d’importantes mesures d’harmonisation fiscale. En octobre, il y a eu la décision de transformer le Fond Européen de Stabilité Financière en un fond permanent et de créer un mécanisme permanent de résolution de crise.
3. Au cours de notre entretien d’octobre, vous avez soutenu que le défi de l’Union Européenne était de remplacer les mécanismes d’urgence par des mesures structurelles. Pourtant, au cours de ces dernières semaines, nous avons vu l’Irlande demander officiellement l’aide du FESF et la pression des marchés sur le Portugal et l’Espagne s’est accrue. Peut-on considérer que la période d’urgence est achevée ?
Une partie des décisions d’urgence prises entre mai et octobre sont en passe de devenir des éléments permanents au sein des instruments communautaires. Cependant, les volets de la réforme concernant la prévention et la gestion de crise ne sont pas encore complets. Premièrement, un grand nombre de ces mesures ne sont encore qu’un assemblage d’actions relevant des Etats membres et non de l’Union (par exemple, le soutien financier est apporté par les Etats membres et non par l’Union elle-même). Deuxièmement, la dotation consacrée au FESF pourrait s’avérer insuffisante et il sera peut-être nécessaire de l’augmenter. Troisièmement, il reste à résoudre la question du mécanisme de résolution de crise et celle, épineuse, du partage de la charge financière entre les créanciers privés. C’est cette dernière question qui a déclenché la crise irlandaise.
4. Lors de notre dernier entretien, vous avez également évoqué la nécessité de compléter les réformes communautaires actuelles sur la stabilité fiscale par des initiatives communautaires visant à stimuler la croissance. Certains considèrent qu’il est prématuré de parler de croissance et que la priorité actuelle devrait être de calmer les marchés et d’assurer la stabilité fiscale de la zone euro. Est-ce le bon moment pour parler de croissance ?
Oui, absolument. Les marchés peuvent rapidement passer d’une préoccupation sur les insolvabilités fiscales à une préoccupation concernant l’insuffisance de la croissance, autrement dit, d’une préoccupation sur l’insuffisance de la discipline fiscale à une préoccupation sur les conséquences négatives de la discipline fiscale. Plus important encore, les ratios fiscaux – déficit sur PIB et dette sur PIB – ne s’amélioreront pas si le dénominateur du ratio se réduit. La croissance est indispensable pour revenir à des conditions fiscales soutenables.
5. En soulignant le besoin de compléter l’harmonisation fiscale par des mesures de soutien à la croissance, vous considérez implicitement que l’austérité budgétaire a des effets négatifs sur la croissance. Pourtant, nombreux sont ceux qui soutiennent que les programmes d’harmonisation fiscale peuvent accélérer la croissance s’ils sont crédibles et bien conçus.
Il y a ce que l’on appelle l’effet « ricardien » en vertu duquel les consommateurs dépensent plus, et non pas moins, en cas de mesures d’austérité fiscale car ils ne craignent plus de devoir payer davantage de taxes à l’avenir. Cet effet est réel, mais la plupart des simulations statistiques et des expériences passées montrent qu’il ne peut que tempérer, et non inverser, l’effet récessif initial résultant d’ajustements fiscaux drastiques. C’est particulièrement le cas lorsque de nombreux pays, dont les plus grands comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni, procèdent simultanément à des ajustements.
6. Quel genre de mesures de soutien à la croissance envisagez-vous au niveau communautaire ? Etant donné les marges de manoeuvre très limitées pour stimuler la croissance, certains suggèrent qu’il serait mieux de concentrer nos efforts pour rendre le marché unique plus efficient.
En effet, plusieurs leviers doivent être activés de manière coordonnée si ‘l’on veut faire de l’UE le principal acteur dans le soutien à la croissance : le renforcement du marché unique, la mise en oeuvre de la stratégie UE 2020, le lancement d’un programme d’investissements communautaires financé par l’émission d’euro-obligations ou encore l’adoption d’un budget communautaire accru et plus efficace.
A propos des instruments de dépense, je suis d’accord sur le fait que les ordres de grandeur seront inévitablement limités. Toutefois, ils peuvent avoir un rôle important et leur effet potentiel sur l’environnement économique et social de l’UE pourrait être moins négligeable que certains ne le craignent. Pour la première fois, ils indiqueraient que l’Union Européenne n’est pas seulement réactive face aux menaces sur la stabilité, mais l’est aussi face aux menaces sur la croissance.
Pour ce qui est du marché unique, il ne fait aucun doute que son renforcement et son achèvement libèreraient de puissantes forces qui sont pour l’heure paralysées par les segmentations et les blocages nationaux. Je crains cependant qu’à court terme, l’achèvement du marché unique n’aurait que peu d’effets positifs sur la croissance, car cela provoquerait probablement une rationalisation de l’industrie et des services, avec une augmentation plutôt qu’une réduction du chômage. Je suis favorable à
un renforcement du marché unique car cela rendrait l’économie plus efficiente mais, à court terme et dans les circonstances actuelles, ce renforcement doit être accompagné par d’autres types d’actions de soutien à la croissance. Il ne peut y avoir de stimulation significative de la croissance par l’UE sans que le budget communautaire ne joue un rôle plus important et qu’un grand programme d’investissements publics ne soit mis en place au niveau communautaire.
7. Intéressons-nous à présent à la possibilité de mettre en oeuvre un plan de stimulation budgétaire communautaire. Un tel plan devrait être de l’ordre d’au moins 2-5% du PIB pour avoir un impact significatif sur la croissance. Peut-on imaginer que les Etats membres accepteraient une telle augmentation du budget communautaire en période de restriction budgétaire ?A l’heure actuelle, toute augmentation du budget communautaire serait perçue comme une diminution de ressources pour les budgets nationaux. Et c’est effectivement le cas en termes comptables, dans la mesure où l’accroissement du budget communautaire proviendrait des budgets nationaux. Pourtant, cette situation n’a rien d’inévitable. Elle n’est que la conséquence déplorable du manque d’autonomie laissé par les Etats membres au budget communautaire. Il serait bien plus pertinent – et cohérent avec les grands principes du fédéralisme fiscal – que le budget communautaire soit financé par de véritables ressources propres, prélevées du contribuable vers l’UE sans transiter par les budgets nationaux.
La question des ressources propres est essentielle. A mon avis, elle ne peut être résolue de manière satisfaisante que si l’UE prend deux décisions. D’une part, créer une ou deux taxes communautaires spécifiques – par exemple sur les émissions de carbone et les transactions financières – et d’autre part, financer des projets d’infrastructure avec l’émission d’obligations communautaires.
8. Revenons-en au Conseil européen de décembre. Que peut-on en attendre ?
L’ordre du jour du Conseil européen est quelque peu ambigu sur la question de la politique économique, comme cela est souvent le cas. Mais cela n’empêche pas l’adoption de décisions qui pourraient clôturer cette année d’épreuves difficiles en offrant la perspective concrète d’avoir résisté avec succès au passage de l’ouragan en Europe et d’aborder l’avenir avec une confiance accrue. Mais pour cela, le Conseil Européen devrait achever le « volet stabilité » de son programme et ouvrir le « volet croissance », en reconnaissant ainsi qu’aucune stabilité n’est réellement possible sans croissance.