Au-delà d’une période de paix d’une longévité exceptionnelle pour ses Membres, l’Union Européenne apporte de très nombreux avantages à ses citoyens. Malheureusement une part sans cesse croissante de ses habitants n’en est absolument pas consciente parce qu’une part importante de ces acquis semblent avoir toujours existés et considérés comme allant de soi par; tel est le cas des 4 libertés de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, de la politique agricole commune ou encore de la monnaie unique, etc.,. Par contre, chaque contrariété découlant de l’application des directives ou règlements de l’UE ou des traités intergouvernementaux, telles le Pacte de Croissance et de Stabilité, les règles budgétaires ou l’accord de Dublin sur l’accueil des immigrés, etc., sont vécues comme autant de contraintes insupportables imputées à l’Europe.
Chaque Pays Membre cherche à faire porter la responsabilité des contrariétés sur les 26 autres, désignés globalement par le vocable galvaudé d’« Europe », et causant un tort irréparable à la cause de l’intégration européenne. Ainsi on fustige, par exemple, l’incapacité de l’Europe de faire preuve de solidarité avec l’Italie ou la Grèce dans le dossier de l’immigration, alors que chacun sait que c’est le résultat de l’incapacité des 27 à s’entendre sur le sujet.
Cette « hypocrisie » est explicitée par le cliché des « décisions unanimes » prises lors des Conseils Européens, trop souvent démenties dans la foulée par les 27 conférences de presse des Chefs d’Etat et de Gouvernement destinées à leurs opinions publiques nationales.
Cette situation résulte d’une évolution de l’architecture institutionnelle de l’UE qui s’est renforcée progressivement au cours des vingt-cinq dernières années et qui en a considérablement modifié le fonctionnement. En privilégiant les rapports « intergouvernementaux » on favorise la défense d’intérêts « nationaux » où un rapport de forces entre petits et grands Etats peut s’exercer au détriment d’une autorité « supranationale » (fédérale) visant à privilégier l’intérêt général. Ce pouvoir accru du Conseil au détriment de la Commission a été contrebalancé par l’augmentation significative des responsabilités de cette dernière dans la mise en œuvre des décisions du Conseil. Ce glissement s’est réalisé pratiquement à l’insu de l’opinion publique et sans aucune consultation démocratique préalable !
Cette dérive s’explique en partie par la pression croissante exercée par les partis nationalistes, de gauche comme de droite, qui portent la confrontation sur le plan à forte connotation émotionnelle de la « souveraineté ». Ils fustigent les transferts de souveraineté dont la perte serait la cause première de la primauté des « bureaucrates sans légitimité démocratique » qui imposent leurs dictats de leurs tours d’ivoires bruxelloises ! Il est vrai que les partis dits « de gouvernement », qui se sont relayés au pouvoir depuis quelque 50 ans, ont voulu sauvegarder les apparences de la souveraineté en substituant son partage formel à l’adhésion à des règles interdisait la flexibilité et souplesse nécessaires à s’adapter aux changements de circonstances.
Ainsi, au lieu de mener une politique économique et financière au niveau de l’Eurozone, qui tiendrait compte des disparités entre les régions (comme cela est accepté au niveau « national), on a introduit une « usine à gaz » dénommé « Semestre Européen » pour encadrer les processus budgétaires, fiscaux et économiques des Membres.
L’absurdité d’une telle approche devient évidente lorsque, pour faire semblant de respecter la souveraineté de chaque Membre, la BCE prend comme clé de répartition de ses achats d’obligations dans le cadre de sa politique d’assouplissement monétaire, la participation de chaque Etat dans son capital, tel que défini dans le Traité, sans aucune considération pour les besoins propres des pays concernés. Ces opérations « aveugles » peuvent de plus créer des distorsions du marché dans la mesure où l’offre et la demande d’un titre « souverain » particulier peuvent être affectées.
Cette adhésion à un cadre réglementaire contraignant explique aussi la difficulté des partis, une fois élus, de mettre en œuvre des politiques sur lesquelles ils ont cependant fait campagne: la situation actuelle en Italie en est un exemple emblématique et pourrait déboucher sur un conflit majeur avec l’Union, entrainant jusqu’au démantèlement de cette dernière. En recourant au slogan « UMPS », Marine Le Pen a également parfaitement illustré ce phénomène contribuant ainsi à accentuer le discrédit de la classe politique dans l’opinion publique.
Mis constamment sur la défensive, il devient pratiquement impossible aux défenseurs de l’Union de faire progresser l’intégration dans les domaines essentiels tels que la défense, la politique étrangère, la fiscalité, l’immigration, etc., où l’exercice de la « souveraineté nationale » a disparu dans les faits. Les citoyens sont privés d’une représentation capable de tenir tête aux Etats-Unis ou à la Chine conduisant à une vassalisation toujours plus intense de l’Union, comme le démontrent les récentes prises de position de Donald Trump qui montre plus de déférence à la Russie de Putin qu’à ses alliés de l’OTAN.
Certes, les valeurs « civilisationnelles » portées par l’Union demeurent un enjeu prépondérant, mais celles-ci ne peuvent prévaloir que si elles s’appuient sur un rapport de forces crédible tant sur le plan économique que militaire. Créer ce rapport ne peut se concevoir qu’au niveau européen et implique de se réapproprier une souveraineté collective qui est totalement hors de portée de ses Membres individuels. Economiquement nous possédons tous les atouts (richesses – éducation – créativité….) pour réussir, notamment si nous parvenons à surmonter les égoïsmes nationaux pour créer et financer des « champions européens » capables de rivaliser avec les GAFA. Sur le plan militaire, seule une défense commune pourra dégager les ressources nécessaires (notamment par des économies d’échelle) pour bâtir, à terme, une réelle indépendance. Ceci ne doit en rien mettre en cause l’adhésion ininterrompue à l’Alliance Atlantique sous la protection de laquelle les pays européens se sont reconstruits après la deuxième guerre mondiale pour atteindre un niveau de vie envié par la grande majorité de la planète.
Il ne sert à rien, de se contenter de pointer du doigt les agissements des dirigeants étrangers quelles que soient la justesse des critiques qui peuvent leur être adressées. Comme le dit fort justement Donald Trump – comme avant lui Barak Obama – l’Europe doit prendre en main sa propre destinée si elle veut se faire respecter sur la scène mondiale. Il est clair qu’aujourd’hui tant Trump que Xi Jinping ou Putin mettent les intérêts de leurs pays respectifs en exergue, prenant avantage, chaque fois que c’est possible, des dissensions entre les Pays membres de l’Union.
La responsabilité de la situation politique difficile à laquelle se trouve confrontée l’UE incombe intégralement à ses membres. Il faut arrêter de se voiler la face en fustigeant les Trump, Putin, Erdogan, Assad et autres dirigeants de cet acabit et avoir le courage d’affronter les défis de face. Cela impliquera nécessairement certains sacrifices, notamment parmi les générations qui, comme la mienne, ont été habitués à une évolution positive de leurs niveaux de vie. C’est un prix qu’il faut payer avec enthousiasme si nous voulons que les générations qui nous suivent ne nous vouent aux gémonies pour notre égoïsme forcené !
Bruxelles, le 11 juin 2018
[author image= »https://www.sauvonsleurope.eu/wp-content/uploads/2018/06/Paul-Goldschmidt.jpg » ]Paul N. Goldschmidt Directeur, Commission Européenne (e.r.) ; Membre du « Comité des sages » de Stand Up for Europe. www.paulgoldschmidt.eu[/author]